Carmen, 1ère page de couverture: la maison de Carmen, au bord du Rhône à Brégnier-Cordon
Jacqueline Mériaudeau, Carmen (Signal) : première page de couverture, la maison de Carmen, au bord du Rhône à Brégnier-Cordon

Carmen: 4è page de couverture

CARMEN

Le XXe siècle vu du bas

« Carmen » rêvait… d’une autre vie pour elle. À l’école, grâce à l’école. Au début du XXe siècle. Mais « sa naissance l’avait versée dans la catégorie « Filles ». Or, pour celles-ci, dans les familles pauvres, l’école n’était pas une priorité.

« Carmen », c’est le témoignage d’une femme sur la vie d’une femme, que les hommes aussi liront avec émotion : une de ces vies « minuscules » et héroïques qui résonnent en nous. Devenue épouse, mère de huit enfants, prise dans les événements du siècle qu’elle traverse, pugnace, sensible, insolite, insolente parfois, « Carmen », lutte au quotidien, sans moyens, pour contraindre le destin à se caler dans les dimensions du rêve qu’elle fait pour ses enfants.

Dans un texte addictif comme un polar, l'auteure trace un parcours bouleversant, mêlant précision et poésie, rage et lyrisme, dans un souffle impressionnant.

Métamorphose d’une déchirure initiale.

Splendide hommage à une mère … à toutes les femmes !

Jacqueline Mériaudeau

Résidant dans le Bugey (Ain) d’où elle est originaire, historienne de formation, née en 1942, Jacqueline MÉRIAUDEAU a longuement vécu à Tahiti, où elle a rédigé divers ouvrages, dont « Carmen », la saga d’une vie. C'est son premier titre publié.

Code ISBN 978-2-9700849-2-1

€ 18,00 (prix public en France)

Jacqueline MÉRIAUDEAU RENET

CARMEN

Pour mes enfants, Valérie, Corine et Boris :
La vie est un voyage …
Retour imprévu sur celui d’une femme.
L’écriture en a redessiné le cours.
À Claudine et à Nathalie,
qui ont encouragé mon initiative.

Jacqueline MÉRIAUDEAU RENET

CARMEN

Récit

Éditions du Signal

Photos :
Couverture : photo de l’auteure
Page 57 : archives de l’auteure
Page 59 : Édouard Manet, 1872, Berthe Morisot au bouquet de violettes, avec l’aimable autorisation du Musée d’Orsay, Paris
© 2016 Éditions du Signal, Eva Hrdina, Morges, Suisse. Tous droits de reproduction, traduction ou adaptation par n’importe quel moyen technique réservés pour tous pays, y compris pour les moyens de diffusion supranationaux. www.edisignal.com

ISBN 978-2-9700849-2-1

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C’est un petit rectangle aux murs gris, à dix minutes à pied de l’église, de la fontaine, de la mairie qui sont le cœur du village de Brégnier calé au pied du Mont. Autrefois isolé dans les champs, à l’écart de la vie et du bruit, il est maintenant cerné par les taches claires des nouvelles habitations.

Un petit rectangle gris, sans arbres, alors qu’autour de lui, dans les cours des maisons ou sur les flancs de la montagne, ils dessinent des taches de couleurs changeantes, toniques, mouvantes.

Une porte en fer forgé y donne accès, qui bruisse chaque fois qu’elle est ouverte, pas désagréablement ni tristement ; signal aigu, superflu, qui déchire le silence de ceux qui n’attendent plus rien.

En plein été la lumière y vibre partout.

C’est un petit rectangle aux murs gris, à dix minutes à pied de l’église, de la fontaine, de la mairie qui sont le cœur du village de Brégnier calé au pied du Mont. Autrefois isolé dans les champs, à l’écart de la vie et du bruit, il est maintenant cerné par les taches claires des nouvelles habitations.

Un petit rectangle gris, sans arbres, alors qu’autour de lui, dans les cours des maisons ou sur les flancs de la montagne, ils dessinent des taches de couleurs changeantes, toniques, mouvantes.

Une porte en fer forgé y donne accès, qui bruisse chaque fois qu’elle est ouverte, pas désagréablement ni tristement ; signal aigu, superflu, qui déchire le silence de ceux qui n’attendent plus rien.

En plein été la lumière y vibre partout.

Sur les allées de graviers gris et blancs enlevés au Rhône, qui glissent, se heurtent crissent, en fuyant sous les pas. Sur les murets gris des plates-bandes minutieusement tracées, piquetées de taches aux couleurs vives – certaines un peu fanées – presque toutes plantées d’une stèle de marbre, ou de ciment, grise, noire, ou blanche. Elle vibre sur le blanc et majestueux monument des Comtes de Cordon au centre du rectangle, sur les chapelles et les marbres polychromes de quelques autres imposants monuments funéraires, disséminés entre les tombes ordinaires, les plus nombreuses, ciment, gravillons ou terre simplement. C’est parmi elles que se trouve celle de ma mère.

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Elle, qui toute sa vie avait dénoncé les inégalités sociales se retrouve en plein dedans, là où on ne les attendrait plus, dans ce petit rectangle gris.

« Carmen MÉRIAUDEAU née THOMAS 1911 – 2004 »

Lettres creusées dans le granit moucheté. Au-dessus, celles de son mari.

À trois pas de l’entrée.

À Brégnier-Cordon, dans l’Ain, où ne sont ni ses parents, ni ses frères, ni ses grands-parents puisque tous sont à Luçon en Vendée, pour toujours très loin d’elle.

Je suis rarement près de cette tombe que je considère comme son ultime prison.

Sous la terre. Où elle se rabougrira, de plus en plus, jusqu’à n’être plus que néant, mais toujours doublement enfermée, dans son coffre de chêne ordinaire placé à l’intérieur d’un autre coffre de ciment ; doublement barricadée par les scellés apposés sur les vis du haut et du bas du premier coffre, par la lourde pierre de granit qui a fermé le second. Ainsi la société assure le repos à ses morts disparus dont elle ne parle plus.

Dans ce lieu comme un jardin à l’air serein, ne poussent que du chagrin, du silence, et de l’oubli que le temps dévastateur distille mine de rien sur les morts, en s’attaquant au souvenir que les vivants ont d’eux.

Je souhaite la raconter pour tenter d’empêcher que, comme le brouillard qui tombe, estompe les contours, dissimule les détails, l’oubli, peu à peu lui aussi, altère le souvenir d’elle, la plonge à jamais dans le noir.

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Je souhaite dire ma mère, libre et pas enfermée, femme longtemps énergique.

Mais écrire sur elle, n’est-ce pas courir le risque de la trahir ?

N’est-ce pas une tentative illusoire ?

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Ils sont quatre, dans une cour fermée sur l’un de ses côtés par de vieilles voitures, en attente d’être réparées ou dépecées (au noir, les pièces se revendent bien).

Ils jouent à Chat Perché.

Comme beaucoup d’enfants, ils aiment ce jeu. D’autant plus qu’il ne leur demande rien d’autre qu’un peu d’espace et de bonnes jambes pour courir vite, plus vite que le chat. Cela leur va bien, car pas besoin de jouets, quasiment inexistants chez eux. Seulement voilà, comme l’un d’entre eux a pour habitude de rester perché trop longtemps, le jeu perd rapidement de son intérêt, emporté par le surgissement de criailleries, de protestations « tricheur ! », « t’es un tricheur ! », « mon œil, tu sais qu’il l’a vu çui qui triche ! », « arrête de chialousser j’te dis », puis des cris ils passent aux coups de poings et de pieds, jusqu’à ce que leur père (« Tipère ») excédé, sorte de la maison : Nom de dieu, vous avez fini de gueuler ?

Ils sont trois garçons (Georges est le plus âgé du groupe) et une fille. Tous quatre de la même famille. Qui jouent au Chat Perché, quelquefois, le soir en sortant de l’école.

Mais ce soir, pas de dispute : ils esquivent, ils sautent, ils bravent le chat, ils touchent, ils repartent, ils bondissent, chat puis souris ou l’inverse. Ce soir l’harmonie règne entre eux ; ils s’amusent vraiment et rient de leur trouvaille : pour la première fois, ils ont pensé à se percher qui sur un capot, qui sur un toit, sur un marchepied, sur le rebord d’un coffre arrière.

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Ce soir, ils rient aux éclats. Jusqu’à ce que Tipère étonné découvre bon dieu qu’ils ne font que des conneries ! Éclats de sa voix, qui fusent comme des pétards vers le ciel, au-dessus de la cour, et qui suffisent à les faire se disperser. Non qu’ils le craignent ; il est trop bon, trop indulgent, jamais il n’a levé la main sur eux. La plupart du temps, ses raclées restent des menaces. Mais tout de même, il vaut mieux le prendre au sérieux quand il élève la voix.

La rue et la maison les recueillent.

L’idée nouvelle, c’est elle qui l’a eue, parce qu’elle adore jouer. Elle, Carmen, la seconde de la famille. Neuf ans. Neuf ans et beaucoup de tempérament.

Dans la pièce qui leur sert de cuisine, murs gris dénudés, longue table rectangulaire en bois vieilli, collante sur les bords, chaises et tabourets, fourneau à bois, avec sa plaque à auréoles concentriques sur laquelle trône en permanence une haute cafetière émaillée, placard à vaisselle avec le minimum de vaisselle, sur ses angles deux lampes à pétrole, près de la fenêtre évier à bac profond. Dans cette pièce, Carmen le raconte à voix basse à Mathilde qui fait partie de la famille sans en être, mais qui n’a rien à voir avec une bonne (ses parents l’ont recueillie un jour ; quand ? Elle ne le sait pas pré-cisément ; trois ans ? … davantage ?) ; Mathilde, comme une seconde mère pour Carmen. Avec elle, elle parle, un peu. Elle est gentille Mathilde, douce.

Sa vraie mère est assise comme souvent le soir, l’air las, près de la seule fenêtre de la pièce, sur une chaise qui déborde de ses rondeurs, enveloppée dans son tablier de toile gris foncé, qui se soulève au niveau de la poitrine chaque fois qu’elle inspire en contractant son visage. Elle est malade, a son cœur trop gros, c’est les adultes qui le disent.

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Dans l’encadrement de la porte, Tipère a retrouvé sa paix intérieure, il tire sur sa cigarette tout en lissant l’extrémité de sa moustache jaunie.

À voix presque basse, Carmen l’avoue, qu’à force de se percher sur les grosses pierres qui bordent le jardin ou sur les morceaux de bois posés le long du mur, elle en a eu assez, les vieilles guimbardes, c’était plus rigolo et puis : Tu les as vues Mathilde comme elles sont cabossées, hein ? Alors on n’allait pas les esquinter plus en montant dessus. T’es d’accord Mathilde ? Et Mathilde qui ne l’est probablement pas, voit deux yeux noirs qui la fixent, qui lui parlent, qui la troublent avec leurs longs cils noirs légèrement recourbés, et tout agités. Elle bat en retraite ; Carmen n’aime pas ça.

– Aide-moi plutôt à mettre le couvert, la soupe est prête.

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Ce soir-là n’est pas vraiment différent de ceux qui l’ont précédé. Carmen ne s’endort pas.

Soir de mi-printemps, ordinaire. Même pas soir de pleine lune, laquelle pourrait être rendue responsable de son état de veille.

Elle ne s’endort pas tout simplement parce qu’elle refuse de laisser venir le sommeil.

Elle a pris l’habitude de lutter contre lui, comme ça : en serrant ses poings très fort sous son drap, en tendant l’oreille pour écouter et compter à travers la cloison les ronflements de Tipère, (sauf que quelquefois, zut, elle le sent, compter l’endort) en s’adressant en douce à son frère aîné sur le lit d’à côté : Georges, tu dors ? Dis, tu me réponds ? Georges, tu fais quoi ? Parfois Georges lui parle parce qu’il l’aime bien, mais jamais longtemps, lui, c’est un vrai loir.

Tenir tête au sommeil ; oui ! Parce qu’en plus il fait si noir dans sa chambre, bonne raison pour ne pas s’endormir, (elle a horreur du noir, et ne l’aimera jamais, ni dans une pièce ni sur elle) ; avant, dans l’autre maison, rue de Paris (ils vivent à Luçon et ils sont maintenant rue du Président Wilson), les lumières de la nuit lui tenaient compagnie, même qu’elle leur parlait ; là, à cause du rideau épais, l’obscurité totale la met mal à l’aise, elle garde donc ses yeux ouverts.

Alors ? elle se parle, la nuit, à neuf ans, parfaitement.

Elle se parle de ce qu’elle veut repousser, qui pourrait arriver encore ce soir, si jamais elle s’endort ; elle se parle de ce qu’elle ne voudrait plus jamais entendre, de ce qui la sort

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brutalement et violemment de son sommeil, toute tremblante : Carmen, réveille-toi, dépêche-toi d’aller chez le médecin, ta mère étouffe ! Elle ne sait plus bien où elle en est lorsque cela se produit, mais elle se ressaisit vite, en deux temps trois mouvements, la voici rendue chez le médecin qui, par chance, habite tout près de chez eux. Lui aussi se presse. Une piqûre. Peu à peu, sa mère cesse de haleter, et pourtant, Tipère a encore l’air perdu.

Après, comme c’est étrange pense Carmen, ce soulagement, et cette joie aussi (elle a eu si peur que sa mère meure) qui s’engouffrent dans son corps sans diluer totalement la peur. La peur peut ressurgir, elle le sait.

Plusieurs fois par an.

Voilà donc pourquoi Carmen s’obstine à rester éveillée.

Quand vraiment,

elle n’en peut plus,

quand elle va flancher, elle convoque le château de Mathilde. Château, quel mot magique pour garder les yeux écarquillés !

« Dis, Mathilde, tu me racontes ton château ? ». Des dizaines et dizaines de fois cette question ! Si Mathilde était bien lunée, alors elle jouait le jeu de Carmen et tout s’enchaînait, à condition que Carmen se montre patiente, car il y avait le prix de l’attente à payer.

Il lui fallait entendre ce qu’elle connaissait maintenant par cœur, qui ne la captivait plus, ce que Mathilde faisait durer un peu : Ce n’était pas son château, si, elle pouvait y jouer dans la grande cour avec les enfants du baron et de la baronne ; sa mère y travaillait comme lingère – c’est quoi ça ? avait demandé Carmen la première fois ; le baron et la baronne…

– Oui, oui, avance, avance ! s’impatientait Carmen ; dans le déroulement convenu, elle allait bientôt prendre la main. Dans ce château, avant, longtemps avant, y’avait bien une princesse ?

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À ce moment précis venait sa récompense : les yeux gris de Mathilde s’animaient, ses joues rebondies en points d’interrogation rosissaient, et alors elle mettait en scène la princesse aux longs cheveux blonds et soyeux, à la magnifique robe longue incrustée de diamants de fils d’or et de milliers de gouttelettes de cristal, et le prince ? s’enquerrait Carmen ; arrivait le prince, dans un carrosse doré, sous une pluie d’étoiles.

Et si Mathilde sautait une phrase, oubliait un détail, se trompait, Carmen promptement rectifiait : Non ! Et Mathilde souriait.

Dialogue muet reconstitué ce soir, pour parer au silence de la nuit et à l’appréhension.

Diamants, fils d’or, cristal, pluie d’étoiles, étincellent dans son imaginaire de fillette.

Viendra le moment où, malgré elle, ses paupières clignoteront comme les lumières du conte, puis se fermeront.

Dans le cercle magique de la féerie, elle s’endormira en souriant.

La nuit sera sans violence.

Demain, la toux matinale de Tipère, et l’odeur du café qu’il touille dans son bol, les réveilleront.

Elle déjeunera en silence avec ses frères et ses parents, coiffera ses cheveux bruns, mettra son bandeau qui assombrit son regard, enfilera sa blouse, prendra son violon, son sac que Tipère lui a confectionné avec des chutes de cuir, puis partira à l’école.

Demain,

après-demain, et encore demain…

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Dans la cour de l’école. Carmen tu commences !

Sur la marelle dessinée à la craie, Carmen se place sur la case terre, lance son caillou et démarre : jusqu’à la case ciel elle fait un sans-faute ; demi-tour, idem ; à la suivante maintenant !

Un peu plus loin un groupe de filles s’amuse à la corde à sauter.

Retour au matin.

Porte que Carmen ouvre sur le dehors. Ciel gris, ciel de pluie, ciel pelucheux ? Qu’importe, Carmen le voit bleu. Comme elle voit immense le Champ de Foire qu’elle longe pour se rendre en classe. Délicieusement immense. Presque au bout de la rue du Calvaire, toujours à cet endroit, toujours à la même heure (elle s’en étonne) elle croise les voix du livreur de journaux et du marchand de sardines.

Bifurcation. Ses frères vers l’école des garçons. Elle, direction l’Institution Sainte-Ursule. Elle force le pas.

Il lui tarde d’arriver, d’entendre le brouhaha joyeux des filles, de se joindre à elles, d’exister autrement qu’à la maison, il lui tarde de se laisser appeler par le tintement de la cloche, puis prestement, de se mettre en rang, face à la maîtresse.

Dans la classe, oh dans cette classe !

La voici maintenant.

Elle aime, les couleurs les odeurs les sons, l’atmosphère.

Elle aime,

le violet profond qu’elle sort de la faïence de l’encrier au bout de sa plume, le blanc pailleté des lettres à la craie sur

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le tableau, l’odeur de la cire sur les pupitres griffés et aussi le regard protecteur du Président Millerand dont les épais sourcils et la moustache lui font penser à son père.

Elle aime,

le déroulement des jours de classe, identique mais pas monotone ; rassurant. Le chant, la leçon de morale font passer plus vite les mathématiques. La récitation aussi. Toujours elle voudrait que ce soit son tour de réciter, debout à côté du pupitre ; Perrette et le pot au lait, le Loup et l’agneau, le Chemin creux de J. Richepin, la Ronde, la Mer, la Grenouille bleue si jolie de P. Fort, autant de vers qu’elle connaît par cœur et qu’elle voudrait avoir écrits !

Les matinées du lundi et du mercredi, la leçon d’Histoire puis la lecture aident à faire digérer la couture. Elle adore l’Histoire (celle des rois de France), et aussi la lecture, au fond de la classe en guise de récompense – quelle récompense ! – qui mobilise presque tous ses sens : toucher les livres de l’armoire du fond, caresser la couverture nue de ceux que la maîtresse n’a pas protégés, sentir leur odeur un peu poussiéreuse, un peu sèche, longue comme son inspiration profonde, détailler les images, toutes en noir et blanc, et surtout, savourer ce qu’elle lit. Plus tard, elle dira de ces lectures – que seule l’école pouvait lui offrir – qu’elles étaient sa galette de Pâques.

Et la maîtresse ! Mademoiselle.

Toute fluette, élancée dans sa robe sombre à la taille très serrée, ses cheveux couleur châtaigne tirés en arrière, relevés et noués en chignon par un ruban d’organdi, ses yeux vert-de-gris si vifs qui voyaient tout, même quand elle tournait le dos à la classe ; Mademoiselle, comme elle l’observe Carmen !

– Carmen, tu rêves ?

– Euh… Non…

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Mais si, mais si, elle rêve ; devant le tableau, cette autre Mademoiselle qu’elle croit voir, ne serait-ce pas elle ?

(Carmen attendra d’être adulte pour mettre des mots justes sur ce qu’elle ressentait, cette forme de liberté assortie de contraintes que lui donnait l’école, cette découverte d’horizons lointains qui repoussaient les frontières de son petit univers, cette découverte aussi d’hommes et de femmes dont elle ignorait l’existence ; l’école, cette fenêtre ouverte à son imagination. Et aussi, le soir, trois fois dans la semaine, après les cours, toujours dans le bâtiment scolaire, le plaisir de jouer du violon).

Depuis quelque temps, cependant…

Elle a noté l’apparition de quelque chose d’indéfinissable, quelque chose qu’elle ne connaissait pas, qui ne dure pas, passe en elle, s’absente, revient fugitivement, insaisissable et c’est pourquoi justement, elle n’arrive pas à bien la cerner cette chose.

Depuis quelque temps… À peu près un an maintenant ? Quand Tipère démobilisé rentra enfin à la maison (il avait été fait prisonnier) ; en février de 1919 ? Oui, exact, il faisait encore bien froid.

Elle trouve que son père n’est plus son père, en tout cas plus le même, plus Tipère ; quelque chose de brisé en lui ? La guerre qui l’a changé ?

Il rouspète pour un oui pour un non, à tout bout de champ, il pique des colères terribles, s’en prend même à sa femme alors qu’avant non ; il boit, il ne supporte plus rien, il voudrait : Bon dieu ça lui ferait du bien, faire sauter la gueule à tous ces politiques, ces fumiers qui lui ont pourri sa vie !

Voilà ce qu’elle entend, de plus en plus souvent.

Quand le jour se lève sur cette musique, fini le ciel bleu ; Carmen voit triste.

La suite, elle la redoute.

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– Ce matin, Carmen… Tu iras porter une lettre chez l’huissier… Tu devras aller chez ta grand-mère, j’ai une traite à payer… Tu viendras nous aider ta mère et moi au marché… Tu m’accompagneras à la gare j’ai un colis à retirer.

– Ce matin ?

Une fois, une seule, elle avait osé mettre un point d’interrogation, si faible que Tipère ne l’avait pas entendu, mais il avait vu ses lèvres remuer, il avait posé sur elle un regard irrité.

– Quoi, tu protestes ? Tu vas quand même pas te mettre à répondre maintenant ? Manquerait plus que ça.

En fait, elle n’avait pas répondu, non Tipère, elle avait tenté de dire – avait-elle raison d’ailleurs ? – « je dois aller à l’école » en appuyant un peu sur le je dois comme quand, dans la classe, elle récite le verbe devoir à l’indicatif présent. Sauf qu’à la maison je dois n’existe plus, par contre tu dois est un lieu commun du langage parental.

Pourtant, je dois aller à l’école lui semblait une évidence qui échappait à ceux qui l’entouraient ; elle ne pouvait trouver auprès d’eux aucun soutien : sa mère ? Elle n’avait pas fréquenté cette institution, et ne s’y intéressait pas pour sa fille ; ses deux frères ? Ils détestent l’école aussi fort qu’elle l’aime ; Mathilde ? Elle n’oserait pas mettre son nez dans cette affaire ; son père qui a pourtant été scolarisé jusqu’à l’âge de quinze ans ? « Qu’on lui foute la paix avec l’école ! La loi il s’assoit dessus ! Il fait comme il veut ! ». Mais alors à quoi ça sert de faire des lois ? Personne ne l’empêchera de se poser la question, mais en discuter, non, impossible.

Elle avait tenté un point d’interrogation qui avait lamentablement échoué. Elle se le tint pour dit, toute tentative de révolte serait inutile. Elle avait baissé la tête, retenu ses larmes car chez les Thomas, on ne pleure pas comme on pisse. Plus personne n’avait ouvert la bouche.

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Il y a des jours où le matin semble manquer d’air. Ces matins-là elle avait l’impression de ne pouvoir plus respirer, comme sa mère.

Elle aurait voulu pouvoir s’en prendre à Tipère, le détester mais elle ne le pouvait pas.

Et puis, il y avait cette phrase de morale, écrite sur le tableau noir et dans sa mémoire l’enfant doit à ses parents obéissance, reconnaissance, respect et amour !

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Carmen avait un faible pour son père.

Neuf ans qu’il était entré dans sa vie ! Quelle place il y tenait maintenant ! Une place grosse, aussi grosse que le cœur de sa mère malade (dont elle ne savait pas exactement comment il était « gros », toutefois à les entendre, il l’était vraiment), toute gonflée de tendresse ; pourtant, la tendresse, dans la famille, se distribuait en portions congrues ; celle de Tipère transitait uniquement par sa voix et son regard. Sa voix, rocailleuse à cause du tabac, rimait pour Carmen avec soyeuse et joyeuse.

Comme elle lui avait manqué, cette voix, pendant les années de la guerre ! Deux fois il était revenu, à un an d’intervalle.

La première fois, elle rentrait de l’école. Elle se souvient bien, la porte de la maison était ouverte, elle avait entendu et immédiatement reconnu, alors qu’elle ne s’y attendait pas, le timbre si cher ; c’était lui, il était de retour ! Trois enjambées lui avaient suffi pour franchir la distance qui les séparait et se retrouver dans ses bras, toute émue.

La seconde fois, le matin tôt, elle l’avait réveillée ; Carmen avait sursauté ; Tipère ! Était-il arrivé la nuit ? Elle ne s’était pas levée tout de suite, elle avait préféré rester allongée et l’écouter, les yeux fermés comme si elle rêvait, ce qui n’était pas contradictoire avec le désir d’aller le voir, pas du tout, elle se remplissait de ce timbre de voix, de cette émotion vocale qu’il lui procurait et que la guerre lui avait volée, de cette joie

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calme et intense qu’elle éprouvait à l’entendre à nouveau, qui se glissait en elle au rythme de ses propos, dans le vide qu’avait créé son absence. Quand elle l’eut bien retrouvé, elle se leva et courut l’embrasser.

Et son regard… Sous ses sourcils broussailleux ; toujours généreux ; réconfortant ; même quand il traduisait du mécontentement elle aurait parié qu’il faisait semblant. Elle sait qu’elle triche un peu en pensant toujours généreux, il y a bien eu quelques exceptions, si peu, qu’elle fait le choix de les oublier.

Or ce matin, 30 septembre 1922, elle n’a rien retrouvé de l’un ni de l’autre.

Elle n’a pas traversé le Champ de Foire.

Elle va à l’opposé, passe la rue Georges Clémenceau, longe le parc Dumaine, bifurque vers la rue des Carrières, frappe au 4,

– Entrez !

– Bonjour ma petite Carmen, qu’est ce qui t’amène ?

– C’est Tipère…

– Quoi Tipère ?

Elle feint de ne pas savoir pourquoi Carmen se présente chez elle. Elle l’observe, puis…

– Bon alors, de combien a-t-il besoin ?

– Tiens tu lui diras bien qu’il me les rende ; je note moi ; je sais compter moi ; je sais ce qu’il me doit.

Mais pourquoi se force-t-elle à se donner le ton de la sévérité et de la réprimande ? se demande Carmen en glissant dans sa poche les billets qui lui feront perdre les bons points de ce matin.

Elle ne part pas pour autant.

Il y a sa grand-mère.

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Qui lui parle, dont la présence physique l’apaise, et en plus, il y a la pièce dans laquelle elle se trouve, où chaque fois, elle redécouvre des objets qui lui plaisent.

Des meubles – chez elle on n’emploie pas ce mot chez sa grand-mère, si – qui brillent comme si tous les jours ils étaient cirés, un petit tabouret sur lequel elle s’assied, recouvert de tissu si doux – du velours – qu’elle soulève sa robe exprès avant de s’asseoir pour mieux en percevoir la douceur sur le haut de ses cuisses.

Des bibelots aussi ; par exemple la tabatière en métal sombre au couvercle sculpté : Mais oui Carmen, oui tu peux la prendre, elle appartenait à ton grand-père. Alors, Carmen suit avec son index l’ovale tout lisse du couvercle, puis les longs bois du cerf qui a l’air de bramer et qui ressemble à ceux des livres de l’école. Il y a la coupe également : Ah ça ma petite Carmen, on la touche pas, j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Tu te rends compte – non, elle ne se rend pas compte – c’est de la porcelaine, le mot s’élonge dans la direction de Carmen comme une perche tendue dont elle ne saisit pas vraiment l’intérêt ; de la porcelaine peinte à la main – elle a l’air de s’en extasier, aussi Carmen observe mieux les guirlandes de fleurs bleues qui en font le tour, elle les trouve jolies – un cadeau d’un client pendant la guerre.

Sa grand-mère aime bien rappeler la guerre.

Pas les champs de bataille, pas les victoires ni les défaites dont les lieux, les dates, les noms de généraux, le nombre de morts si traumatisant, ne sont pas encore couchés sur les pages des livres d’Histoire pour les écoliers ; non, la guerre qu’elle a vécue, éprouvée, celle de l’attente, des craintes, des angoisses, des espoirs, des rumeurs alarmantes, des soudaines pensées irrationnelles à propos d’un père, d’un fils, d’un frère, d’un oncle pour lesquels on venait la consulter. Elle questionnait, tirait les cartes, les observait, faisait ses réponses.

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– Oui ma petite, c’est comme ça que cela se passait, tu peux me croire, et aussi quand je te dis que, des jours, j’en voyais quinze ou vingt, venus de loin pour certains. Carmen la croit, ce qui ne l’empêche pas de s’interroger : comment peut-on fournir des réponses à partir de cartes retournées ? Apparemment sa grand-mère avait l’air d’être une experte en la matière, la preuve, ce métier exercé pendant la guerre et ensuite – qui se substitua à celui de teinturière – lui avait permis de vivre correctement, parce qu’elle était payée en argent ou nature (un couple de poulets, des kilos de pommes de terre, du beurre, du café…) !

– Et voilà pourquoi tu es là ma petite !

Ces histoires de la guerre de sa grand-mère, Carmen aurait pu les raconter à sa place, car elle les connaissait sur le bout des doigts maintenant, mais sa grand-mère si accueillante, si généreuse, si compréhensive, était si heureuse de se vider d’un peu de sa solitude en lui parlant, qu’elle ne se sentait pas le courage de l’interrompre.

Et puis si perspicace aussi.

– Tu verras ça s’arrangera ! Carmen ne lui avait pourtant rien révélé de sa peine. Elle était donc vraiment forte, puisqu’elle lisait aussi dans ses pensées !

– Ton père est un bon bougre, je sais de qui je parle, ajoutait-elle, en posant une main sur sa poitrine, en relevant son front qui commençait à se rainurer et en regardant la photo du médaillon – elle et lui – puis ajoutait : laisse-lui le temps de se remettre, je te le dis, laisse-lui le temps !

Deux gros baisers, un sur chaque joue.

Carmen la quittait.

Lumière plus douce. Ciel où le bleu se hâtait de pousser le gris. Elle prenait presque en courant l’itinéraire en sens inverse, rue des Carrières parc Dumaine rue Clémenceau

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Champ de Foire puis parvenait enfin au 16 de l’avenue du Président Wilson, en serrant son trésor dans sa poche.

Il l’attendait. Ils se regardaient. La rancune, elle ne connaissait pas.

– T’es une brave petite, Carmen.

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Elle est seule dans la cuisine.

Tipère et sa mère sont allés payer une traite – ils ont emmené Roger – Mathilde est partie faire quelques courses. Carmen a laissé la porte entr’ouverte, s’est installée tout près de la table, juste à l’endroit où la lumière pâlotte du dehors dessine un triangle clair par terre, dont une pointe lui caresse les pieds.

Elle est bien dans cette pièce rudimentaire, au chaud. Elle n’a pas l’impression de s’y trouver seule, elle les voit toujours tous à leur place – ses parents ses frères Mathilde.

Elle a appuyé ses coudes sur la table, calé sa tête – menton et pommettes – entre ses deux mains qui dessinent un accent circonflexe.

Elle est intriguée. Elle a besoin d’être éclairée sur ce mot qu’elle a encore bien en tête, t’es une brave petite. Il lui dit souvent, son père ; chaque fois elle s’en étonne. Pourquoi brave ? Qu’a-t-elle, de brave ?

La maîtresse l’a employé aussi ce mot, en leçons de Morale et d’Histoire. À propos de qui ? De Vercingétorix, ce grand chef gaulois qui a lutté courageusement contre Jules César ; de Bayard le Chevalier sans peur et sans reproche ; de Roland aussi, se défendant avec Durandal, dans le défilé de Roncevaux, et qui juste avant de mourir sonne de l’olifant pour prévenir Charlemagne ; de Jeanne d’Arc également, quoique… est-elle sûre que la maîtresse l’ait qualifiée de brave ? Carmen hésite, ne se souvient plus bien… si, certainement, d’ailleurs au fond de la classe, dans un livre d’Histoire plein d’images,

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il y en a une d’elle, avec son armure et sa lance, on dirait un chevalier.

Avec ces exemples qui lui revenaient, elle comprenait le sens du mot, mais appliqué à elle, qu’est-ce qu’il signifiait ? Hein ?

Finalement, elle déduit de sa réflexion que c’est Tipère qui mélange tout : Carmen est brave, le marchand de bestiaux son copain est un brave type et aussi le gars des puces qui lui fait profiter de bonnes affaires.

De toutes façons elle ne va pas passer des heures là-dessus. Brave elle laisse tomber. D’ailleurs, a-t-elle raison de s’interroger ? D’après sa mère, il ne faut trop se creuser la cervelle !

Eh bien, quoiqu’en dise sa mère, mine de rien, voilà qu’elle se met à réfléchir à autre chose ; pourquoi est-ce que, maintenant, juste un peu après avoir donné l’argent à Tipère, pourquoi tout ça lui revient ? Ces pensées, qui la traversent, en grand nombre, comme le font les nuages dans le ciel.

Tout ça c’est ce qu’ils disent d’elle, son père sa mère Mathilde et la maîtresse aussi ; Mademoiselle, elle l’entend – est-ce parce qu’elle lui manque ce matin ? – Très bien Carmen, tu es raisonnable ; qu’a-t-elle fait pour le mériter ce qualificatif ? Pas grand-chose, selon elle : rangé soigneusement les livres de lecture au fond de la classe, nettoyé le tableau, dépoussiéré le bureau de la maîtresse en fin de journée, rendu service dans la cour de récréation à une élève blessée, développé le meilleur exemple en Morale, etc…, etc…

À la maison, sa mère et Mathilde ont le monopole du mot raisonnable ; il tombe, souvent : qu’elle accepte sans broncher – il faut dire que ça la distrait ou l’amuse – de faire toutes sortes de petites tâches à leur demande (essuyer tout ou partie de la vaisselle, aider à secouer les draps des lits par la fenêtre, mettre le couvert, trier les mogettes), et pof le voici !

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Et maintenant qu’elle est bien lancée dans sa réflexion improvisée, d’autres mots lui reviennent avec ou non un sens différent ; pas question cependant de les passer tous en revue :

soigneuse,

sérieuse,

courageuse,

affectueuse,

Carmen.

Aucun d’entre eux ne s’appliquait à Georges, pas plus qu’à Robert (d’accord il n’a que sept ans, mais elle, déjà à cet âge-là, elle les entendait), encore moins à Roger beaucoup trop jeune et tellement teigneux.

Quelqu’un d’avisé aurait pu en souriant lui dire : Carmen, tu n’y vois que du bleu.

En fait, elle ignorait l’existence du grand Jeu des Familles de la Société française, et par conséquent les attributs de la catégorie Filles.

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Sa naissance l’avait versée dans la catégorie Filles !

Mais pas question de le lui faire remarquer, ni qu’elle se conduise comme une fille – une expression de Georges qui ne lui semblait pas être à son avantage.

D’ailleurs, elle dort avec son frère, elle connaît les mots du langage de ses frères, elle se bagarre comme eux parce qu’elle n’est pas une poule mouillée, elle crache dans ses mains pour signifier son accord, elle fait tout pareil qu’eux, tout, sauf les tâches ménagères dont ils sont exemptés – mais elle l’a déjà dit, ça lui plaît ces tâches.

Tout sauf un autre truc ; qui l’agace ; plus, qui l’exaspère, une espèce de frontière qui la bloque : elle voudrait aller jouer dans la rue, or on le lui interdit ; la rue, pas pour les filles s’entend-elle dire ; sourcil froncé, yeux noircis, elle sort alors, à chaque fois, sa langue de sa poche : Et pourquoi eux ils ont le droit ? Parce qu’ils sont des garçons un point c’est tout ! Une explication sommaire et péremptoire qui ne lui va pas, un de ces mystères dont elle ne peut se satisfaire mais, comme la volée risque de lui tomber dessus si elle insiste, prudente, elle décroche (jusqu’à la prochaine occasion, tant qu’elles n’auront pas compris Mathilde et sa mère).

Quelque chose d’autre ? Non, rien d’autre qui puisse lui faire réaliser qu’elle est élevée comme une fille. Ajoutons à sa décharge que, d’une part elle est jeune, et d’autre part les cartes du grand Jeu des Familles sont tantôt bien triées (c’est souvent le cas) tantôt bien mélangées.

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Du coup, nombre de subtilités lui échappent, dont elle sent, (pressent ?) l’existence mais non le sens.

Le dimanche par exemple.

Outre qu’il faisait une césure qu’elle appréciait modérément (plus cependant que celle du jeudi, jour du catéchisme) du fait qu’il la privait de l’école, le dimanche avait quelque chose d’excitant et d’intrigant.

Un peu avant neuf heures, ils partaient tous ensemble comme les rares fois où ils allaient à la mer, pour une marche d’une dizaine de minutes à peine, jusqu’à la cathédrale, où la messe ne pouvait être manquée (sauf par Tipère qui depuis son retour de la guerre ne voulait plus en entendre parler et restait à l’extérieur avec des copains).

L’heure arrive, disait sa mère.

En deux temps trois mouvements, ils avaient revêtu les habits du dimanche, enfilé les galoches, attrapé les missels de prières (elle non, qui n’en avait pas encore mais Georges oui, ainsi que Mathilde et sa mère), glissé les chapelets dans les poches puis, débouché à toute allure sur la rue, où ils allaient devoir ralentir et attendre les parents.

Chaque semaine, au même moment, Carmen n’en croit pas ses yeux, les maisons ont l’air de se vider de leurs occupants dans la rue, laquelle est de fait, complètement transformée, endimanchée elle aussi. Des groupes s’y forment, se saluent, avancent quelques mètres ensemble, échangent des bonjours appuyés, se dépassent, se scindent, intègrent des personnes isolées, progressent silencieux ou animés en direction de la cathédrale toute proche, comme s’ils y étaient poussés par le vent de la mer ; vêtus de sombre, gris noirs surtout, vert olive blanc en petites taches, chaque fois Carmen s’amuse à les comparer à des vols de vanneaux.

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Sur la place de la cathédrale, des carrioles, des calèches.

Et là-haut, sous la grande flèche de Notre-Dame-de-l’Assomption, les cloches qui tintent à la volée.

Sur les marches qui conduisent au parvis ils se pressent, les ailes moirées frôlent celles aux textures grossières, même chose sur le parvis, puis, dans la nef, soudain, alors que Carmen les voit entrer mélangés, quelque chose d’imprévisible se produit : ils se séparent, comme si un souffle puissant, mais imperceptible, les faisait s’écarter.

Les voici triés, rangés en catégories silencieuses.

D’un côté les hommes, de l’autre les femmes.

Devant les tissus brillants, derrière les mats.

Pareil pour les enfants.

Pourquoi ?

Pourquoi ces partitions ? Elle a beau y être habituée, elle en est chaque fois troublée.

Un dimanche, elle a posé la question :

– Pourquoi c’est comme ça ?

– Parce que C’EST COMME ÇA !

Une réponse qui n’aurait rien arrangé si Carmen n’avait été perspicace : le ton abrupt, l’expression lapidaire, la causalité sèchement exposée, donnèrent à la réponse une densité temporelle qu’elle n’avait pas soupçonnée, elle en avait donc déduit que c’était comme ça depuis très longtemps, que cela ne se discutait pas et que cela devait le rester, surtout dans la maison du Bon Dieu. Un Bon Dieu qui ne faisait pas encore partie de ses familiers – elle avait fait sa connaissance depuis peu, au catéchisme – mais dont elle découvrait que, dans sa grande bonté, il ne pratiquait pas l’égalité.

Bref.

Carmen la petite fille,

menait une vie simple, tellement, que par moments on aurait pu la trouver précaire.

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Une petite vie de routine. Faite de petits tronçons de temps, que chaque matin elle entamait à son lever. Ils étaient quasiment tous identiques, et quand ils ne l’étaient pas, pour elle, quel drame, car ils débordaient de leur durée habituelle, rompaient la douce continuité qu’elle aimait. Par exemple, quand Tipère tardait à rentrer le soir. Comme le temps s’allongeait ! Enfin, il arrivait, avançait en titubant, bafouillant, essuyant les quolibets de sa femme ; dans son regard gris terni, Carmen décelait une pointe de tristesse, et dans sa voix, des bribes de désarroi. Elle pensait : Oh non Tipère, non, pas toi.

Collés les uns aux autres, ces tronçons de temps avaient fini par faire neuf ans ! Neuf ans, l’aube encore pour elle.

Elle menait une vie simple, tiède, sans éclats (hormis les jours d’école), quelquefois maussade. L’amour en faisait partie, bien présent mais pas débordant, entre son père et sa mère, entre eux tous ; baisers le matin, baisers le soir ; l’amour s’exposait au minimum, il se disait le moins possible, ne pouvait pas faire l’objet d’un doute, je n’oublierai jamais que mes parents m’aiment par-dessus tout, autre phrase de Morale que Carmen avait bien en tête. Il ne sautait pas aux yeux, mais il lui arrivait de prendre des formes inattendues, qui le rendaient plus perceptible, plus doux aussi, lui donnaient la saveur du lait caillé (quand sa mère était décidée) des sardines grillées à l’occasion, des étrilles – juste aux grandes marées quand Tipère acceptait de les emmener à la mer, avant la guerre – qu’ils faisaient craquer sous leurs dents pour que gicle le jus qui métamorphosait le bouillon du soir.

Une petite vie faite de relative harmonie qu’il fallait tenir secrète, sur un fond sonore indéfinissable, une manière d’être ensemble, de se regarder sans se parler, de s’attendre, de se manquer.

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Une petite vie faite de réalisme, de respect pour ces piliers dont elle sentait confusément qu’ils soutenaient un ordre établi ; dans le désordre :

– savoir se contenter de ce qu’on a,

– éviter de faire les mariols,

– ne pas se bercer d’illusions,

– toujours garder la tête haute,

– moins on parle mieux on se porte,

et, le plus mystérieux de tous,

– chacun à sa place.

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– Carmen, réveille-toi ! Tipère, qui la sort de son sommeil.

Elle se lève, se prépare, quitte la maison, le tout en un rien de temps.

Marche dans la nuit qui va se retirer : ils ont pris l’aube de court. Tipère l’accompagne, porte son baluchon. Marche silencieuse, à deux, délicieuse (son mot, juste, simple, qui traduit bien ce qu’elle ressent, cette légèreté qui glisse en elle).

Dans l’année, cela se produit trois ou quatre fois, pas plus. Le reste du temps, elle tourne autour de Luçon, Saint-Michel en l’Herm, Triaize, Sainte-Gemme, Grues, toutes bourgades à une petite heure à pied de chez elle.

Sur le quai de la gare, le train va partir.

Son père monte avec elle jusqu’à la bonne voiture : Celle-ci, avec des femmes, tu seras bien. Elle les salue ; hochement de tête en retour. À l’extrémité de la banquette, côté paysage, elle s’est calée. Elle a fermé ses yeux qui restent ouverts en dedans, en face de deux femmes qui papotent, un panier en osier sur les genoux et les mains croisées sur l’anse. Carmen ne les écoute pas, rien ne lui semble plus plaisant que d’entendre le train s’ébranler, claquer en cadence, crisser sur les aiguillages, puis claquer en cadence à nouveau ; rien n’est plus propice à ses pensées.

Elle se délecte à l’idée de les rencontrer chez elles, s’amuse des questions qu’elle s’était posées la première fois : seront- elles disposées ? Comment l’accueilleront-elles ? Discuteront-elles les prix ? Faudra-t-il l’accepter ? Et elle, par quoi commen-cera-t-elle ? Maintenant, sûre d’elle, elle n’a plus d’inquiétude.

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Aussi quand passe dans sa tête l’image de Perrette, elle feint de s’en offusquer puis sourit.

Roule le train.

Carmen est heureuse.

Grincements métalliques aux arrêts la rapprochent du but. Marans, La Rochelle, Rochefort.

– Tonnay-Charente ! Tonnay-Charente ! Dix minutes d’arrêt, s’égosille le chef de gare.

Elle descend, émoustillée à l’idée de ce qui l’attend, son baluchon appuyé sur l’épaule droite ; arrive au niveau du chef de gare : « alors la p’tite demoiselle déjà au boulot ? »…

Des conseils pratiques qu’elle a en tête, elle extrait tout de go le « ne pas avoir froid aux yeux, regarder en face » ; elle le toise donc, le sourcil plus froncé qu’à l’ordinaire – une marque de fabrique qui, d’après Mathilde, peut la rendre impressionnante – puis, elle sort de la gare.

Elle n’a pas une trop longue trotte jusqu’au centre de la ville.

Le jour s’est levé.

Dans le ciel rosé, elle s’amuse à suivre le faisceau mousseux de fumée noire qui s’échappe du train, léger, comme le boa que les belles dames posent autour de leur cou et qu’il lui arrive de vendre.

Elle sait qu’elle a du temps devant elle.

Ne pas arriver trop tôt, arriver pile au bon moment, elle l’a bien en tête maintenant ce « b-a-ba ». La rue qu’elle suit dans la basse ville, est toute droite, toute plate ; elle la reconnaît à deux odeurs, celle de l’eau-de-vie de cognac qui imprègne les fûts sur les quais du port tout proche et celle de la mer, pas celle iodée de la pleine mer, non, celle un peu vaseuse de l’estuaire que remontent par moments de puissants courants de marée. Elles pourraient suffire à la guider, yeux fermés.

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Quand elle marche,

en direction de l’alignement des hautes maisons bourgeoises à façades blanches qui ceinturent le port, Carmen éprouve la même chose que lorsqu’elle longeait ou traversait le Champ de Foire du temps de l’école, une forme de quiétude avec en plus un étrange sentiment de liberté. La liberté, à présent, elle commence à savoir mieux ce qui la compose. Comme une incitation à sortir d’elle, qui lui donne des ailes.

Elle arrive au port. S’assied sur un banc juste en face. Si elle veut les trouver, ces dames, il lui faut attendre le milieu de la matinée. Elle attendra donc sur son banc, sereine. Dans la lumière du matin. Avec les mouettes à bec rouge qui se disputent, en poussant des cris aigus, des lambeaux de nourriture à trois pas d’elle. Amusée, Carmen claque dans ses mains, les mouettes s’envolent.

Maintenant, elle peut y aller.

Une première porte s’entrouvre. Carmen très poliment explique la raison de sa présence. Madame arrive, suivie de sa fille, une belle jeune fille, toutes deux très élégantes, très distinguées dira Carmen. Un coup d’œil suffit à Madame pour redécouvrir dans sa tenue grise toute ordinaire, la petite marchande de chiffons.

– Oui je me souviens de toi, entre donc ; Carmen remarque à nouveau ce tutoiement, cette hiérarchie qu’il installe entre elles, mais n’en prend pas ombrage, il faut savoir ce que l’on veut !

La pièce est spacieuse ; lumineuse. Deux très hautes fenêtres l’éclairent, que Carmen voit par transparence, derrière des coulées de voile blanches. Elle note les peintures accrochées aux murs (elle veut dire des tableaux), la cheminée d’angle surmontée d’un haut miroir, les deux divans recouverts de velours

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vert, le guéridon entre eux ; au centre, la table à pied unique, ronde en bois brillant marron orangé, sur laquelle Madame étale une nappe de fine dentelle blanche ; Carmen observe ces richesses sans frustration ; elle n’est pas venue pour voir mais pour faire voir.

Sur la dentelle blanche,

elle dépose son baluchon de toile épaisse. Elle dénoue le cuir qui le resserre. Elle le laisse s’ouvrir, comme une fleur. Et puis s’exposent : écharpes de soie, châles en crêpe de satin, corsages en mousselines brodées, chemises de nuit en viscose, jupes en dentelles de tulle, dessus de lits brillants en tissus brochés, mousselines taffetas et crêpes qu’elle vend au mètre.

Des produits dont la guerre avait limité le commerce, au moins dans ces lieux excentrés. (Que des produits raffinés affirmera-t-elle, bien plus tard). Où, comment, quand, Tipère se les étaient-ils procurés ? Elle n’aurait pu répondre si la question lui avait été posée, mais leur provenance n’intéressait pas.

Par contre les faire désirer, elle savait : déployait les tissus, les manipulait de manière à mettre en valeur les reflets des couleurs chatoyantes, faisait apprécier les textures, incitait à toucher, à l’endroit, à l’envers, sur les bords que terminaient en finesse les ourlets. Tout était aussi dans la justesse et la sobriété de ses propos, qu’elle variait en fonction des clientes ; dans la droiture de son regard également.

Déjà une professionnelle en somme !

Derrière elle, une porte se referme. Puis une autre qui s’ouvre. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce que sa marchandise soit toute écoulée.

Elle va.

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Confiante, sans se laisser distraire, ni par les arabesques des mouettes dans le ciel, ni par les allées et venues sur les quais, ni par l’accueil mitigé qui peut lui être fait.

Elle va.

De familles aisées en familles aisées, négociants en vins et eaux-de-vie, ostréiculteurs, gradés de la Marine.

Tonnay-Charente, Marennes, Rochefort, La Rochelle sont comme des phares pour elle : quand à la maison la vie entre dans une passe dangereuse son père la dirige vers eux.

Le lendemain, ou le surlendemain, elle rentrera.

Retrouvera Tipère et sa mère.

Déposera devant eux l’argent récolté.

Tiendra muettes sa joie et sa fierté, pas comme la première fois quand elle avait vendu une couverture de soie, trois fois son prix. Ce jour-là, était retournée à Luçon dans la journée, pour annoncer la nouvelle !

Carmen a treize ans maintenant. A grandi, légèrement forci, ses règles sont arrivées, sa poitrine commence à pointer. Elle perce petit à petit les mystères des choses de la vie.

Un vrai petit bout de femme.

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La jeune fille française, élevée dans la protection vigilante de la famille, avait été préservée avec soin de l’éducation garçonnière et des brutalités de la science. Elle grandissait parmi les sourires et les joies, comme une fleur dans le soleil (…) dans une poétique ignorance des mystères des choses. Octave Mirbeau in Le Gaulois, 25 novembre 1880 : Contre l’enseignement des filles.

C’était il y a deux ans.

Mathilde l’aurait observée, qu’elle aurait dit en souriant : Carmen est sur des charbons ardents.

Mathilde ne l’avait vue ni quitter la maison, ni arriver à l’école, mais l’expression lui allait en effet comme un gant, ce jour-là. Elle se trouvait dans un état d’excitation que la maîtresse remarqua, puisque par deux fois, – y compris pendant la leçon d’Histoire que Carmen adorait – elle l’interpella :

– Carmen tu es distraite aujourd’hui.

Comment ne pas l’être ? Comment ne pas décrocher ? Comment attendre calmement que la sortie des classes arrive, en restant attentive comme chaque jour ?

Elle est toute tendue vers ce soir.

Ce soir, à 17 heures Tipère doit rencontrer la maîtresse. Ce qu’elle va lui annoncer ne pourra que lui plaire !

17 heures, Tipère, l’air un peu engoncé dans sa vareuse de velours côtelé légèrement élimé, attend devant la porte d’entrée de la classe.

La maîtresse le salue, puis :

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– Monsieur Thomas, je vous ai demandé de venir pour vous dire…

Sa voix claire, calme et mesurée coule comme une source jaillissante, s’interrompt un instant, – le temps d’un regard de connivence, que la maîtresse lance à Carmen – puis reprend :

– … pour vous dire que Carmen travaille très bien. Vraiment très bien, Monsieur Thomas. Elle fait partie de mes meilleurs éléments. Meilleurs éléments une expression que Carmen trouve aussi savoureuse qu’une tranche de pain doré ; elle observe son père, note que son visage se contracte, les propos de la maîtresse l’intimident-ils ?

– Je désire donc, poursuit la maîtresse, la présenter au Certificat d’Études Prim…

– Pas la peine de perdre votre temps Mademoiselle, c’est NON !

Avec quelle brutalité il l’a interrompue ! Les mots de son père l’assaillent. Ils empourprent son visage. Ils l’oppressent.

La maîtresse élève alors le ton :

– Monsieur Thomas, entendez-moi, je ne présente que les élèves qui ont une forte chance de réussir, j’en fais un point d’…

– Un point d’honneur ! L’honneur, pas la peine de m’en parler ! On y croit, on se bat pour lui, et ça sert à quoi finalement ? J’ai dit non, on en reste là.

Et comme s’il avait pris un coup de sang, il poursuit crescendo, Le Certificat d’Études Primaires, il n’en a rien à faire, rien de rien, sa fille ne sera pas une mijaurée, sa fille ira travailler, c’est ça son projet pour elle, le travail, pas les études ! Parfaitement ! Le travail, Mademoiselle !

La maîtresse le regarde, dépitée. Tant de propos, qu’elle n’avait pas pu imaginer.

Carmen voudrait fuir.

Ils se quittent.

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À toute allure elle avance, toutes vannes ouvertes qui laissent couler en elle du feu qu’elle prend pour de la haine. Oui, elle le déteste, elle le déteste du plus fort qu’elle le peut, cela ne l’effraie pas, au contraire cela l’encourage à poursuivre et la soulage ; elle le bombarde d’inaudibles questions qui restent sans réponses : Comment a-t-il pu lui faire autant de mal ? Lui, il avait eu le droit à l’école supérieure, alors pour-quoi pas elle ? Hein, pourquoi ? Puisque c’est ainsi, elle se le jure, puisqu’à cause de lui elle ne pourra plus rêver vers ailleurs, elle lui donnera du fil à retordre, et pas qu’un peu. Et aussi, croix de bois croix de fer, jamais, jamais, si un jour elle a des enfants elle ne pourra leur faire pareille déconvenue et souffrance !

À la maison,

elle ne voit plus que de la laideur et de l’hostilité, ces murs gris sale cette table et sa nappe misérables, son père qui reprend de plus belle : Le Certificat d’Études, je t’en foutrai moi du Certificat d’Études ! Son frère qui sifflote, elle pense provocation :

– Fous-moi la paix !

– Mais je t’ai rien fait !

Et sa mère qu’elle entend de la chambre où elle est allée se réfugier.

– Ça lui passera.

Ça lui passera, cette phrase, elle ne la supporte pas. Elle sait ce qu’elle ressent, sa mère ? Elle s’en est inquiétée ? Quand ? Et si elle s’en fichait ? Et si…

En tous cas, comme elle la blesse, avec cette expression passe-partout. (Pourtant, quand Carmen sera devenue une mère à son tour, elle ne se privera pas de l’utiliser).

Carmen fait l’expérience de la solitude et du chagrin. Ils la submergent.

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Le lendemain au réveil,

elle eut l’impression que tout avait changé autour d’elle, les sons, les odeurs, même l’attitude de ses frères.

Plus rien, pareil qu’avant.

Une pensée lui revint : ce quelque chose d’indéfinissable qui lui était apparu, ce quelque chose qui ne durait pas, passait, s’absentait, revenait fugitivement, insaisissable, qu’elle n’arrivait pas à cerner, ce quelque chose elle comprit que c’était ça, qui venait de lui arriver.

Elle n’alla pas à l’école. Le surlendemain non plus.

L’année de ses onze ans, elle entra dans la vie active.

Elle apprit à chiner comme son père le voulait. À faire du porte à porte ; des marchés aussi.

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Elle a treize ans.

Sa famille s’est agrandie d’un garçon, Raymond.

Sa mère souffre toujours de son cœur mais on n’y peut rien, seulement davantage l’aider, et aller plus souvent chercher le médecin.

Son père ? Plus aigri que jamais. Tout est sujet à le mettre hors de lui. Même un monument aux morts :

– Ces salopards, ils vont encore se faire mousser, ils ont décidé d’ériger un monument pour les morts de la guerre, ça leur fera une belle jambe à tous ceux qui sont morts ! Tu m’entends bien Jeanne, s’ils le font, moi je fous une grenade dedans !

Ma foi, il n’a pas tort, même s’il y va un peu fort, pensait Carmen pas du tout au fait des avancées récentes de l’Histoire en matière de Mémoire. Elle imaginait bien sur la pierre, la liste de tous ces hommes, morts, qui avaient donné leur vie pour la patrie comme disait autrefois sa maîtresse, mais ne voyait pas en quoi elle pouvait être un réconfort, encore moins un sujet de liesse, cette liste.

Tipère n’avait pas décoléré de huit jours. Avait beaucoup bu aussi. Le monument aux morts avait été inauguré en novembre de 1924. La fièvre de Tipère était retombée.

Les affaires ?

En dents de scie.

Tipère volubile, Tipère éteint, Tipère exalté, Tipère révolté. Les stocks américains plus aussi fiables qu’avant. Trouver de la marchandise, une vraie corvée. Quelquefois il rapporte des

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ferrailles, des pièces d’automobile de la casse. Le spectre de la faillite menace la famille, longue houle grise qui vient de loin, les agite, les inquiète et impose, pour s’en mettre à l’abri, que Carmen rende de plus en plus souvent visite à sa grand-mère paternelle.

Carmen ?

Les adultes (ses parents, Mathilde, les deux grands-mères) disent qu’elle apprend la vie, comme si la vie ça s’apprenait ; ça se prend, ça se fait avec ce qu’on a, qu’on accommode comme on peut, la vie ça se pétrit, ça se croque, ça se digère, mais ça ne s’apprend pas ; la preuve, les erreurs elles reviennent, quasiment les mêmes ; il n’y a pas de recette pour la réussir, c’est pas comme la galette de Pâques à propos de laquelle la grand-mère Freland (grand-mère maternelle) précisait : Attention, bons ingrédients en bonnes quantités, sinon elle sera pleine de crapauds ! Pour la vie, c’est quoi les bons ingrédients ? et les bons dosages ?

Maintenant qu’elle n’allait plus à l’école Carmen, la belle architecture des heures bien régulières de sa semaine avait volé en éclats. Avait cédé la place à des rythmes très irréguliers, très dépendants de la santé de sa mère, des approvisionnements, des décisions de Tipère.

Une vie plus mesquine : moins de produits raffinés (un mot que Carmen a toujours aimé) plus de marchandises de pacotille.

Une vie rapetissée : moins de grandes virées, plus de courtes sorties aux alentours de Luçon. Plus de temps morts aussi. Plus de moments pour les tâches ménagères et les petits frères.

Une vie où parfois l’ennui se glissait suivi de cette phrase de sa mère, qu’elle détestait : Gratte-toi les jambes ça te fera des bas rouges.

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Une nouveauté cependant : les sorties de messe, le dimanche.

Une idée de Tipère. Il fallait les cueillir – comme il disait – quand le bon dieu les avait ramenées à la générosité. Carmen n’avait pas cet avis. Les femmes de la fin de la messe lui paraissaient moins motivées, plus pressées, plus attentives aux regards autour d’elles. Elle se gardait bien d’en parler.

Ce qui faisait sa grandeur à elle : mettre la main à la pâte sans rechigner. Mais pas sans penser. Penser pour soi, pour se construire sur de solides bases.

Donc,

à la sortie de la messe qu’elle voyait maintenant d’en bas (du bas des marches de la cathédrale) – depuis sa communion, l’obligation de messe du dimanche avait pris du plomb dans l’aile,

Carmen approchait les mijaurées comme son père et sa mère les appelaient. Endimanchées les mijaurées, en cheveux courts, parées pour l’occasion, montrant leurs genoux, gracieuses ou renfrognées certaines, élégantes, colorées en petites touches bleu, lilas, vert pâle. Elle les observait, sans honte, sans malaise (elle dont la garde-robe se composait d’une seule pièce pour le dimanche), avec curiosité. Elle s’amusait même à faire tomber leurs robes, à les regarder toutes nues, car elles l’intriguaient, non pour ce qu’elles donnaient à voir d’elles – leurs beaux habits en particulier – mais pour elles-mêmes. Ces filles, étaient-elles différentes d’elle ?

Un jour, elle se hasarda à poser la question à Mathilde. Après tout, elle avait vécu dans un château.

– Différentes ? Ma pauvre Carmen, y’a un monde entre elles et nous !

– Un monde ? reprit Carmen avide d’en savoir davantage.

– Que oui !

– Donne des détails alors.

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– Les meubles, la vaisselle, les tableaux, les parquets, le piano…

– Pas ça, je connais, je le vois quand je vais chiner loin de la maison ; écoute-moi bien Mathilde, je veux savoir comment elles vivent, ce qu’elles ont en tête. Tu as compris ce que je te demande ? Quand tu me parles comme tu le fais, on dirait que tu ne les as pas connues.

Mathilde tourna les talons, en maugréant qu’elle n’était pas là pour se faire remettre en place par une gamine de treize ans. Carmen resta sur sa faim.

(Sa curiosité trouvera un début de réponse bien plus tard, quand elle sera à Cordon où vivaient les Blanchon, des notables lyonnais dont elle approcha femmes, fille et belle fille quelquefois).

Toutefois, elle avait compris quelque chose qui restait à être confirmé.

Le monde en question, qui les séparait, ne se mesurait pas en mètres ni en kilomètres ; il se mesurait en manières d’être.

Marcher la tête haute, porter beau, s’exprimer avec distinction, sans mots grossiers évidemment, tutoyer les gens comme elle, sourire du coin des lèvres seulement, regarder avec bienveillance et condescendance (un mot qu’elle avait trouvé si beau à l’école dans la bouche de Mademoiselle, qu’elle s’était promise de le retenir ; elle avait bien fait car depuis, elle avait eu maintes occasions de le voir se déployer, et d’en sentir l’effet désagréable, sur elle ou son père).

Et puis aussi, savoir faire des chichis ! Elle allait l’oublier, pourtant combien de fois, Tipère et même sa mère lâchaient : Regardez-les minauder, elles ont bonne mine tiens avec tous leurs chichis ! (Plus tard elle s’emploierait à équilibrer ces jugements).

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Par quel biais revenait-elle ensuite au chacun à sa place de sa mère ? Carmen l’ignorait. Seule certitude, cette expression la turlupinait fort.

À présent, elle distinguait bien, dans le monde qui l’entourait, deux grandes familles totalement différentes.

Les riches (ou les bourgeois comme le disait Tipère) et les autres, les modestes comme eux (elle n’aimait pas dire pauvres ; parce que les pauvres, quand la maîtresse les faisait vivre, pendant les leçons d’Histoire, ils n’avaient pas bonne réputation, des gueux, des misérables, des sans le sou, bref que des mots qui la corsetaient, la mettaient mal à l’aise).

La question qui découlait de ce classement la tourmentait.

Une fois dans l’une ou l’autre des catégories, on pouvait en sortir ou pas ?

Appelait à sa rescousse les propos de sa grand-mère Castel, la tireuse de cartes, maintes fois entendus.

– S’en sortir, s’en sortir… (elle avait l’air dubitative)…

– Alors c’est quoi ta réponse ?

– Tu te rends compte ma petite Carmen que mes arrière-arrière-grands-parents, marchands ambulants, comme mes grands-parents aussi, vivaient dans une carriole. Tirée par un cheval, parfaitement. Vivaient dans une carriole tu imagines ? Dormaient mangeaient mettaient leurs petits au monde, y mouraient même. Tout ça, oui !

Les arrière-arrière-grands-parents ?

Ça remontait à loin pensait Carmen, qui s’était empressée de calculer mentalement (combien de générations ? vingt-cinq ans pour chacune, total ?)… au moins au premier quart des années 1800 elle arrivait ! Sûr que ça n’avait rien de glorieux toute cette histoire. Sans compter que ça ne s’était pas énor-mément arrangé. Un peu quand même.

– Dis, la pauvreté, on en hérite aussi ? Sa grand-mère heureusement voyait poindre l’inquiétude tapie derrière

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l’interrogation, elle s’empressait alors d’ajouter avec un sourire espiègle : Ben oui ma petite, mais, tu n’as qu’à me regarder, j’ai su tirer les bonnes cartes !

On pouvait donc s’en sortir.

C’était déjà pas si mal ; même si ce n’était pas donné à tout le monde !

Soulagée, Carmen reprenait son raisonnement : les deux catégories, avec comme à l’Église, dans chacune, des petites cloisons, hommes / garçons / femmes / filles.

Plus elle allait dans le détail, plus ça se compliquait : hommes / garçons plutôt à l’extérieur, femmes / filles plutôt à la maison comme si le sexe déterminait des lieux et les tâches.

Et dans la maison ?

Tipère assis au bout de la table fumant sa cigarette attendant d’être servi et sa mère occupée à préparer le repas (avec ou non l’aide de Mathilde).

Ce qui lui paraissait sûr : ils avaient l’air d’y avoir un rôle bien défini, auquel ils semblaient tenir, la preuve : Ça te regarde pas, ce n’est pas tes oignons, qu’il grognait Tipère, de temps en temps ; si tu le prends comme ça, va falloir que tu te tiennes à carreau toi aussi qu’elle lui rétorquait sèchement, sa femme, en ajoutant, souvent : Ici, c’est mes plates-bandes, pas les tiennes.

Manifestement à ces moments-là, le torchon brûlait entre eux deux.

Était-ce tout ça qu’elle voulait dire sa mère, avec son chacun à sa place ?

Épuisante à la fin, cette recherche de sens. Et pourquoi ?

Parce qu’elle ne s’était pas expliquée, bravo !

Avait-elle raison, de mettre autant de cloisons dans ses catégories ? Comme dans une prison. Une prison ? À ce stade

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de sa réflexion elle se troublait, comme si elle avait été une prisonnière.

Ainsi, Carmen avançait dans la vie en cherchant à comprendre.

Du temps s’était écoulé. Qui ne lui avait pas fait oublier le passé. Cependant, elle n’en voulait plus à son père.

Sa haine avait fini par fondre et son amour pour lui était revenu. Elle convenait en regardant les choses en face, que pauvre Tipère, il n’y avait pas pu grand-chose, le grand responsable de ce qui s’était déroulé, c’était le moment où elle vivait (d’autres auraient dit le siècle) ; c’était lui le gaspilleur de sa jeunesse (pas que la sienne d’ailleurs) qui l’avait happée au sortir de l’enfance, posée dans le monde du travail ; le temps et un peu aussi, sa condition d’origine (sa condition sociale comme on le lit dans les livres).

Concernant la souffrance qu’elle avait éprouvée, elle avait réalisé une grande avancée.

Les blessures morales des enfants sont de courte durée affirmaient les adultes, péremptoirement. Eh bien, elle aurait pu leur dire, en les regardant droit dans les yeux, vous vous trompez complètement, les blessures restent en mémoire, bien enfouies, pas oubliées. (Elle aimait le penser ainsi, avec de jolis mots, pas grossiers ceux-là, raison pour laquelle elle avait chassé le vous vous mettez le doigt dans l’œil qui lui était venu tout d’abord).

Responsable, sérieuse,

courageuse, affectueuse,

curieuse et résolue, un brin frondeuse,

Carmen avait accédé à l’adolescence.

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À cette période-là, deux nouveautés firent leur entrée à la maison ; quand précisément ? Elle ne le sait plus, aux environs des années 1925 ? Oui, par là.

Ils devaient à Tipère la première.

J’ai dégoté ce machin aux stocks américains qu’il avait dit. Avec ce machin, il ne se mouillait pas trop, ni sur la qualité de l’objet ni sur la réaction de sa femme qui le connaissait bien : un machin ? Alors il n’avait pas dû coûter des mille et des cents.

Le changement arriva d’abord le matin.

Il ne buvait plus son café noir sans mettre l’objet près de lui, juste sur le côté de son bol, à portée de ses mains ; la mère de Carmen s’en rapprochait ; l’objet bousculait l’ordre établi autour de la table, ils voulaient tous en être le plus proche.

Et maintenant pas un mot ! (étrange recommandation pensait Carmen, pouvaient-ils être plus muets qu’à l’ordinaire ?).

Souffles suspendus, regards tournés vers l’objet qui s’animait. Dans la lumière grise du matin, sur leurs visages concentrés, tombait, Carmen s’en souvient, la pluie d’étoiles des contes de son enfance, elle inondait tout, elle dissipait la grisaille matinale.

Sur cette terr’, ma seul’ joie, mon seul bonheur
C’est mon homme.
J’ai donné tout c’que j’ai, mon amour et tout mon cœur
À mon homme.

 

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Dans la vie, pour être heureux
Faut se contenter de peu

Ell’ s’était fait couper les ch’veux
Comme un’ petit’ fille
Gentille

Et le dimanche, un peu plus tard,

C’est aujourd’hui dimanche
Tiens ma jolie maman
J’ai pris des roses blanches

La TSF avait fait irruption chez eux.

Elle diffusait bien des choses, mais seules les chansons intéressaient Carmen qui adorait le chant ; se mit à chanter et les parents et ses frères aussi, et Mathilde, tous, le dimanche, les jours de fête, dans la guimbarde vers la mer, le soir dehors quand il faisait chaud, toutes ces chansons qu’ils entendaient ou seulement les refrains qu’ils enchaînaient… à condition qu’ils soient décidés ! Petits éclats de bonheur qu’elle enferma dans son cœur.

(Toute sa vie elle se souviendrait d’eux, Maurice Chevalier, Berthe Sylva, Mistinguett, Dréan – elle avait oublié son prénom, Joséphine Baker et bien d’autres, je ne sais plus, attends je cherche, elle disait…).

Le machin du stock américain ? Un petit plus dans leur vie, oh pas grand-chose, d’après sa mère il ne mettait pas de

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beurre dans les épinards, mais faisait bien plaisir. Un petit plaisir dont ils ne pouvaient plus se passer.

C’était un peu ça,

les Années Folles, chez eux.

Pour le cinéma ce fut une autre paire de manches !

Georges, son frère aîné, lui en avait inoculé l’envie.

Lui il avait le droit d’y aller. Elle pas. Elle le faisait parler, incognito, quand il en revenait.

– Georges ?

– Ouais ?

– T’as vu quoi ?

– J’ai jamais vu un truc pareil.

Quand il lui faisait cette réponse, elle l’aurait avalé,

– Tu le fais exprès pour me donner envie.

– Mais non, tu fais flic à la fin ! Bon, c’est l’histoire d’un type, formidable, on se marre, et puis non ça n’sert à rien que j’t’en parle, il faut le voir, le voir je – te – dis.

Pareilles réponses la faisaient bouillir.

Lui il pouvait s’évader, elle non. Lui il pouvait s’emballer avec ça, elle non. Cela ne tenait pas debout cette affaire !

Encore un coup de son père.

Plus sourcilleux que jamais à ce sujet.

Le cinéma pas question ! La Grande Rue, les fins d’après-midi, les copains de Georges, les films des conneries, la salle sombre, Carmen qui n’était plus une gamine, d’accord elle a beau être sérieuse, mais il se passerait quelque chose on n’y verrait que du bleu, sans compter qu’on n’avait pas à gaspiller l’argent.

Un soir elle tenta à nouveau sa chance, un peu poussée par sa grand-mère Castel.

– Ma pauvre petite Carmen, on n’a pas la fortune à Rotschild, lui répondit-il.

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Sa mère ne s’y trompa pas. Le ton plutôt bon enfant, laissait augurer une fin positive.

– Laisse-la y aller.

Carmen sentit qu’elle avait une alliée tout comme elle sentit arriver le revirement.

Est-ce que je peux aller au cinéma ? avait-elle insisté, sans hésiter.

– Puisque t’as l’air d’accord dit Tipère à sa femme, alors elle ira avec Georges.

– Tu iras avec Georges et pas question de le lâcher d’une semelle, qu’il reprit en s’adressant à sa fille, comme pour s’assurer qu’il avait fait le bon choix.

Gagné ! Elle avait gagné, mais pas l’égalité totale car Georges beaucoup plus souvent qu’elle, put s’y rendre.

Le dimanche après-midi suivant.

Un peu avant quinze heures, elle se prépara. Enfila une robe-blouse grise, lissa sa frange sur son front en la tirant de côté, fit deux grosses tresses noires, les releva au niveau des oreilles et les accrocha avec un ruban de couleur qui complétait tout à fait le sourire de ses yeux et de ses lèvres.

Georges à ses côtés, elle rejoignit en haut de la Grande Rue le groupe de ses copains.

Ils se tenaient serrés, épaules contre épaules comme s’ils protégeaient un trésor ou un secret, le nouveau avec eux (celui dont son frère lui parlait depuis quelque temps), pas vraiment grand, mince, quatre ans de plus qu’eux au moins.

Salut !… Salut !

Silence, puis : C’est ta sœur ? Ben oui.

Ils s’étaient écartés pour leur faire une place, mais pas avec l’idée de constituer un groupe plus vaste, dans lequel indépendamment des sexes se vivait la même jeunesse, le même désir d’accéder au loisir, non, ils s’étaient écartés pour les laisser

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s’insérer et mieux la regarder elle. Dans leur regard elle se sentit fille, pour la première fois ; rien à voir avec ce qu’elle avait connu quand elle entrait dans le groupe des filles à l’école, quand elle se sentait exister pour elle-même, pour sa franche camaraderie, pour la justesse de ses prises de position ; là, elle comprit qu’elle existait en tant que fille, son front ses yeux son corps, ils regardaient ; un nuage de chaleur glissa sur son visage, ils filèrent vers la caissière, puis l’ouvreuse les dirigea vers leurs places, les moins chères.

Carmen qui pouvait faire le nettoyage dans sa tête, se donna toute entière à la nouveauté. Elle n’en perdit pas une miette. Elle intériorisa tout, la petite lumière dans la salle, la grande toile tendue, le ronronnement du déroulement de la pellicule sur le projecteur à manivelle, les actualités cinématographiques, le film bien sûr. Le Kid avec Charlot. Comme elle avait rigolé ! Toute la salle aussi. Et à la sortie, Marcel – le nouveau, mon copain avait précisé Georges, il habite à côté de chez nous –, qui se mit à déambuler devant eux dans la rue tel un gentleman, tirant sur sa veste pour la rendre étriquée, exagérant ses mimiques, faisant virevolter sa canne : Pas mal pas mal Charlot ! T’as oublié tes chaussures ? Et ton chapeau melon, Charlot t’en as fait quoi ?

Le clown c’était lui maintenant, Marcel.

Sur le coup, Carmen pensa il veut faire le mariol, troisième pilier de l’ordre établi, puis, elle se ravisa – ce qui prouvait qu’elle avait bien grandi – car elle se méfiait à présent des pensées ou des jugements à l’emporte-pièce de sa mère, et trouva que, ma foi, il se débrouillait bien ; elle se mit à rire de bon cœur avec tous les autres.

Il y eut d’autres séances, d’autres Charlot, peut-être pas autant qu’elle le dit – Pêcheur d’Islande, aussi, de Baroncelli elle s’en souvient bien – toujours avec Georges en escorte et Marcel pour leur tenir compagnie.

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Tipère avait bien eu raison de se méfier du cinéma.

À bien y réfléchir,

elle eut le sentiment que ces sorties somme toute banales, éveillaient quelque chose en elle qui ne la quitterait pas.

Avant, elle ne pouvait pas le deviner, et maintenant elle ne pouvait pas l’expliquer – d’ailleurs était-ce explicable ? Cela lui arrivait, point.

– Carmen est amoureuse, Carmen est amoureuse !

– Fiche-moi la paix avec ça, qu’elle lance à son frère Roger.

– Carmen est amoureuse, moi je sais qui c’est son amou-reux.

– J’ai pas envie de l’entendre, laisse-la tranquille, dit Georges.

Elle regarde son frère aîné, pense qu’elle n’a besoin de personne pour régler ses problèmes, mais se tait ; Georges prend sa défense, pas comme cette peste de Roger.

Amoureuse ? Elle se le demande. À quoi le voit-elle ? Ben, elle ne sait pas, aime bien être avec lui, quand elle ne le voit pas elle voudrait le voir, il lui plaît quoi, une fois il lui a donné un mot, elle ne l’a pas lu tout de suite, quand elle l’a ouvert elle était drôlement contente, il disait qu’il l’aimait, que cela se voyait ; elle n’aurait pas dû lui demander.

Chanson douce, qu’elle seule écoute.

Lumière qui l’éclaire.

Deux vers qui lui reviennent :

« J’allais sous le ciel, Muse, et j’étais ton féal ;
Oh ! Là là ! Que d’amours splendides j’ai rêvées ! »

 

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(Quand elle se rappellera cette période, qu’elle fera plusieurs fois le récit de ses sorties au cinéma, elle ajoutera des détails – par exemple la première fois qu’il l’avait embrassée elle l’avait giflé – sans pour autant changer le fond. Remanié, démultiplié, le récit deviendrait familial celui de la naissance de son amour pour Marcel).

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Dans un premier mouvement, je me suis écrié : « C’est elle ! C’est bien elle ! C’est enfin elle ! (…) Maintenant j’ai envie d’agrandir ce visage pour mieux le voir, mieux le comprendre, connaître sa vérité (…) Je crois qu’en agrandissant le détail (…) je vais enfin arriver à l’être de ma mère » (…). Roland Barthes : La Chambre Claire.

Carmen Thomas Mériaudeau, jeune

Cette photo d’elle, elle l’aime bien même si elle ne se trouve pas vraiment à son avantage avec la courbure excessive de ses joues.

Elle l’aime bien parce qu’elle lui rappelle quelque chose.

Qui avait fait suite à deux ans de galère.

De vraie galère.

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L’argent qui rentrait au compte-gouttes alors même que Georges, elle et Robert logés à la même enseigne, celle du travail précaire, faisaient le maximum – chine pour Carmen, brocante pour Georges, vente ambulante légumes sardines pour Robert. Tipère lui, essayait de le prendre à la légère : On mangera moins de mogettes qu’il affirmait en forçant le rire dans sa voix. Mais ça ne durait pas longtemps. Par contre la déveine, oui.

Plus de camelote. Son affaire capota. La faillite annoncée arriva. Lettres des créanciers, lettres des huissiers, Tipère complètement désemparé, elle, directement impliquée, jamais elle ne l’avait vu dans un tel état, quel coup dur.

Il revint.

Ce temps oublié.

Où, pour vivre, simplement, juste au-dessus du dénuement, pas plus, voilà t’y pas nom de dieu que pour faire rentrer l’oseille il fallait recourir à la débrouille, à la triche, au noir, aux p’tits arrangements avec les copains ; ulcéré son père ne trouvait plus rien de normal, on lui mettait des bâtons dans les roues alors qu’il voulait travailler, et puis sa fierté d’homme, de père de famille, on en faisait quoi hein tu peux me dire Jeanne ?

Carmen bouleversée inclinait à penser qu’il avait raison.

Quant à sa fierté, qu’il portait sur lui comme d’autres leurs armoiries, elle en prenait un coup ; piquée au vif elle le sortait de ses gonds, les mots la vengeaient, ce qui n’arrangeait rien : pour outrage à magistrat, deux fois, il fallut payer les amendes.

La fin, ils la connaissaient tous, sa femme et les enfants, car souvent la même, je suis quand même pas sorti de la bataille de la Marne et des autres pour en arriver là ! Quatre années de ma vie fauchées ! C’est ce qu’on appelle se faire rouler.

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Comme un dégoût et une révolte qu’il expulsait. Carmen les ressentait aussi, de plus en plus fortement. Elle en avait des haut-le-cœur.

Et avec ça, Georges qui tout d’un coup décréta vouloir s’installer à son compte, être seul maître à bord, et se marier. Pour elle c’était encore moins drôle, car depuis qu’elle avait été agressée un soir en rentrant de Mareuil, son père l’avait consignée à la maison : nettoyage, lavage, repassage prendre soin des petits avec Mathilde, pour soulager sa mère dont la santé semblait s’être détériorée depuis la naissance de Christiane – la dernière de la famille – puisqu’elle restait de plus en plus au lit.

Et le bouquet ! Marcel qui n’arrivait pas à se décider, oui ou non est ce qu’il voudrait l’épouser ?

Malgré tout, sur ce fond gris, brillèrent des moments d’accalmie, des moments de bonne humeur, mais pas nombreux.

Voilà ce qui ressurgit de cette photo. Elle a tout juste dix-sept ans.

Elle porte une coiffe comme Berthe Morisot sur la toile de Manet porte un chapeau.

Berthe Morisot par Édouard Manet, Musée d'Orsay, Paris

E. Manet, Berthe Morisot au bouquet de violettes (Musée d’Orsay, Paris)

Une coiffe de Sablaise, toute blanche encerclant son visage, imposante pyramide à deux niveaux dressée sur sa tête, un petit chapeau de bourgeoise tout noir à un étage, garni de rubans, posé sur le dessus de son front. Toutes deux ont des boucles accrochées à leurs oreilles. L’une a la tête bien droite, le visage fermé, l’autre l’incline légèrement et sourit.

E. Manet, Berthe Morisot au bouquet de violettes (Musée d’Orsay, Paris)

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Elles ont le même beau regard noir, ce noir que Manet rend si pur et si lumineux mais moins le photographe. Toutes deux prennent la pose, mais Carmen ne joue pas de rôle, devant l’objectif avec sa simplicité habituelle, elle-même.

Elles sont à la fois ombre et lumière, belles, indépendamment de ce que raconte Carmen. Les circonstances de cette photo ? N’ont pas vraiment d’importance. Une fête folklorique à Luçon. La coiffe, Mathilde la lui avait prêtée, car point d’autres dans la famille, aucune des grands-mères n’en portaient. Le long défilé le tintamarre des applaudissements de la fanfare suivie des violons et des cornemuses, les chants les pétards, la fête quoi !

Elle sourit en la regardant. Elle lui rappelle Mathilde et le fou rire moqueur qu’elle avait pris : Toi, avec une coiffe ? Et alors, pourquoi pas ? Elle l’avait donc portée, pour elle-même, pas pour ce qu’elle pouvait représenter de l’identité vendéenne, qu’elle méconnaissait totalement, jamais il n’en a été question à la maison, ni chez sa grand-mère Castel de souche espagnole – de la Catalogne – installée seulement depuis deux générations à Luçon ou dans les alentours.

Sa vraie identité, celle qui se voit, dont elle a hérité, c’est la pauvreté. Elle lui colle à la peau, mais elle n’en restera pas prisonnière. Elle s’en échappera. Elle s’en fait le serment. Ce sera la première vraie rupture de sa vie et elle ne la tiendra que d’elle.

Voilà ce que lui rappelle la photo.

Cette décision prise juste après la fête. Comme sous le coup d’un déclic. Après les deux années de galère.

Pas question que cela dure encore. La famille elle avait donné (elle le disait quand elle était fâchée). Sa vie, elle allait la prendre en mains, pour en faire maintenant ce qu’elle voudrait. Pour commencer, elle quitterait la maison.

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Irait en Suisse.

En Suisse ?

Parfaitement. Y rejoindrait une cousine Castel, installée à Lausanne qui l’accueillerait.

Elle y apprendrait un métier ; les Cours Pigier, en France, elle en avait entendu parler, on devait bien trouver l’équivalent en Suisse. Elle s’y inscrirait avec l’aide de sa cousine, pour des études de secrétariat qu’elle sentait tout à fait à sa portée.

Il lui fallut peu de temps pour mettre au point le propos, bien le tourner, bien le ficeler, bien se préparer à répondre à ce qu’elle ne manquerait pas d’entendre : Mais qui c’est qui t’a monté le bourrichon ? Quand, le moment venu, elle en informerait ses parents ; il ne lui faudrait aucune hésitation.

Le moment arriva. Début de l’année 1929.

Rien ne la ferait changer d’avis. Elle avait suffisamment réfléchi, on ne se lance pas dans la vie (elle pensait dans le mariage) sans rien. Même sa grand-mère Castel l’avait encouragée, vas-y Carmen, fonce, et avec un clin d’œil, ne perds pas ton temps, prépare tes cornes, n’aie pas peur, là où tu veux aller y’a pas de loup.

Du courage elle en avait, de la volonté aussi, de la générosité, et de l’énergie par-dessus le marché. À dix-sept ans.

Voilà exactement ce que montrait la photo, mais elle ne pouvait pas le voir – on ne se voit pas comme on est à l’intérieur de soi – cette part intime de son identité révélée par son regard, qui la rendait unique, singulière, noble, belle, autant que Berthe Morisot.

(…) Sur cette photo de vérité, l’être que j’aime, que j’ai aimé, n’est pas séparé de lui-même : enfin il coïncide (…) cet air, c’était celui (…), consubstantiel à son visage (…) qu’elle a donné à voir chaque jour de sa longue vie. R. Barthes : La Chambre Claire.

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La rupture décidée serait double.

Elle se séparerait de sa famille ET de Marcel. Trois ans qu’ils se fréquentaient et il n’avait pas avancé.

De l’amour elle en connaissait un bout à présent. Assez pour se faire sa petite idée, il faut dire que les chansons de son époque l’avaient pas mal aidée.

Elle couperait les ponts avec eux ; dans ses bagages seulement son espoir et le « Dans la vie faut pas s’en faire, moi je ne m’en fais pas, toutes ces petites misères seront passagères tout ça s’arrangera » de Maurice Chevalier.

Elle partit.

Ce voyage,

en train, avec toutes les correspondances, la France entière traversée d’Ouest en Est, ces paysages si variés qui la changeaient de tout ce qu’elle connaissait, ces lumières la nuit, la montagne qu’elle découvrait pour la première fois, le lac grand comme une mer, la ville accrochée à lui, sa cousine qui l’accueillit, ses mots qui lui traçaient une nouvelle route. Carmen, comme je suis contente, pas trop fatiguée ? Raconte, dis-moi un peu ce que tu veux, des cours de secrétariat ? Apprendre un métier ? Voilà une bonne idée surtout pour une femme, je vais m’en occuper, prends le temps de te reposer j’ai mes adresses il suffit d’y passer.

Ainsi, une page se tournait, qui la remplissait d’aise.

En attendant des réponses tu m’aideras pour la maison, d’accord Carmen ?

Elle fut d’accord. Évidemment.

Elle découvrit la ville. Elle fit les courses, le ménage aussi, chaque jour : des manières de chasser l’attente, paisible au début, puis lassante ensuite. Les cours ? Pas encore de réponse, patience ! Elle en avait de la patience sauf qu’elle commençait à s’user. Le doute lentement s’insinuait en elle, la dépouillait de ses certitudes. Et si tout ça n’aboutissait pas ? Et si rien ne se produisait ?

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Rien ne se produisit.

Au bout de trois mois d’attente, elle repartit, horriblement déçue. Retour à la case départ. En était-elle captive de cette case ? L’idée l’effleura, qui l’épuisa d’un coup. Mais elle se ressaisit.

Là-bas, de l’autre côté de la frontière, à l’autre bout de la France côté Ouest, Marcel qui accomplissait son service militaire avait pris le temps de réfléchir, il souhaitait l’épouser.

(Page 64: blanche)

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24 septembre 1929 : Carmen épouse Marcel.

Elle en a rêvé de ce jour.

Elle le voit bleu. Comme quand elle avait neuf ans. Bleus ces nuages tout petits qui s’égaient dans le ciel à la queue leu-leu. Bleue cette brise d’altitude qui les pousse et redescend sur le cortège. Bleues aussi, autour de la cathédrale, les feuilles des marronniers pourtant habituellement dorées à ce moment de l’année, qui diffusent une exceptionnelle luminosité.

Une seule tache rouge. Dans la nef de la cathédrale. Ce tapis normalement déroulé pour les mariés de la haute société, qui n’a pas été retiré, faute de temps. Pied-de-nez à l’ordre établi, au bras de son père très émue, Elle, la fille de forains, foule le tapis rouge. Dieu, dans sa grande générosité, a pour elle rétabli l’égalité, le temps de la matinée.

Dans son cœur que de la liesse. Rien ne la lui gâchera cette liesse. Même pas l’absence remarquée (dont elle ne veut pas entendre parler) de la mère de Marcel.

Au bras de Marcel maintenant, la voici sur le parvis.

Heureuse.

Qu’elle ait perdu tout à l’heure son nom de jeune fille à la mairie, ne la perturbe pas, elle sait bien que, dans l’ordre établi, une fille qui se marie y renonce.

Dans une grande salle prêtée à son père, la fête bat son plein.

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Tout devant, Tipère les sourcils peignés en accent circonflexe lisse sa moustache en riant et gonfle sa voix de douce chaleur ; près de lui, sa femme pose un sourire sur son air fatigué ; derrière, Georges enlace amoureusement sa femme ; Robert qui a invité Constantine se penche sur sa gorge offerte et ils éclatent de rire. Les autres, Mathilde, oncles, tantes et grands-parents, (côté Thomas car côté Mériaudeau, les doigts de la main suffisent pour les compter), tous, en habit du dimanche, les mains dans les poches ou sur les hanches, discutent de tout et de rien, échangent des blagues, prennent du bon temps tout simplement, tandis que les gamins jubilent, se taquinent, font les pitres parce que la bringue, c’est pas tous les jours.

Et Marcel, qui l’embrasse devant tout le monde, mais qu’est ce qui lui prend pense-t-elle en s’abandonnant.

Dans la grande salle où flottent quelques guirlandes on croirait voir une noce de Brueghel l’Ancien.

Une grande table en U, au centre les mariés, de chaque côté les invités. On rit, on trinque, on boit, on mange, on chante tous ensemble comme aux premiers temps de la TSF à la maison.

Tout ça n’vaut pas l’amour.

– Allez, en chœur !

Sur cette terr’, ma seul’ joie, mon seul bonheur.
C’est mon homme

– Tchi-tchi-tchi-tchi ! Oui, on y va !

O Catarinetta bella ! Tchi-tchi !
Écoute l’amour t’appelle Tchi-tchi !

 

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Certains esquissent des pas de danse quoique danser ne soit pas leur fort, Marcel s’essaie aux claquettes, Marcel  Marcel ! l’acclament les jeunes. Maurice Chevalier n’a plus qu’à se méfier !

Puis le tohu-bohu reprend. Leur allégresse semble n’avoir pas de bornes.

Et soudain :

– Carmen une chanson ! Carmen une chanson !

Elle ne se fait pas prier, sa voix au timbre flûté et pur crée le silence.

La femme porte quelquefois
La culotte dans son ménage
Le fait est constaté je crois
Dans les liens du mariage…

À l’unisson, sérieux, concentrés, l’air inspiré, autant que pour la Marseillaise, ils reprennent

Frou-frou, frou-frou par son jupon la femme
Frou-frou, frou-frou de l’homme trouble l’âme
Frou-frou, frou-frou certainement la femme
Séduit surtout par son gentil frou-frou

Tipère n’entend que Carmen : On dirait un rossignol dit-il en passant le tranchant de sa main sur le bord externe de son œil qui s’embue, là.

– Une autre, une autre !

Une belle noce, toute simple, sans prétention.

Le soir,

tandis qu’ils continuent de chanter pour faire durer la bamboche, bien que leurs chants soient plus intermittents, plus lourds et plus lents dans leurs bouches pâteuses, Marcel l’entraîne vers la nuit, toute bleue.

La photo de mariage ne révèle pas tout cela, les montre un peu figés tous les deux.

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C’est le mariage qui le veut, un moment solennel dans la vie ; le photographe le sait bien qui leur fait prendre la pose, et eux également.

Lui debout, dans sa longue vareuse stricte de sous-officier de l’armée de terre – dans laquelle il s’était engagé, collet de velours, taille resserrée par un large ceinturon sombre à deux boucles épaisses, pantalon droit au pli impeccable, chaussures vernies, bras derrière le dos.

Elle à côté de lui, assise, dans une attitude plus conventionnelle, et d’apparente soumission, le dos droit, les mains justes en arrière de ses genoux, son long voile blanc posé intentionnellement sur ses pieds croisés comme une grosse gerbe de fleurs coupées ; sur sa chevelure brune, cinq arceaux dont l’un, suivant la ligne courbe de ses sourcils noirs, souligne l’intensité du regard.

Tous deux fixent l’objectif sans autre expression que la gravité.

Qu’est-ce qui va s’abolir avec cette photo qui jaunit, pâlit, s’efface et sera un jour jetée aux ordures (…). Pas seulement la « vie » (ceci fut vivant, posé vivant devant l’objectif), mais aussi, parfois, comment dire ? L’amour.

Devant la seule photo où je vois mon père et ma mère ensemble, eux dont je sais qu’ils s’aimaient, je pense : c’est l’amour comme trésor qui va disparaître à jamais ; car lorsque je ne serai plus là, personne ne pourra plus en témoigner. R. Barthes : La Chambre Claire.

Ils auront huit enfants, de très nombreux petits-enfants et arrière-petits-enfants. Leur amour, ce trésor, avec eux survivra.

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Qu’on se rende donc compte que l’expérience immédiate du temps, ce n’est pas l’expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l’expérience nonchalante de l’instant, saisi toujours comme immobile. La durée n’est qu’un nombre dont l’unité est l’instant. Elle est poussière d’instants, mieux, un groupe de points qu’un phénomène de perspective solidarise plus ou moins étroitement. Gaston Bachelard : L’Intuition de l’instant.

Elle se réveille. Ouvre ses yeux, les referme, les ouvre à nouveau, s’étire, regarde du côté de la petite fenêtre aux rideaux de dentelle, quelle heure peut-il bien être ? Il fait tout juste jour on dirait.

Marcel a quitté la maison, sans la sortir de son sommeil.

Ils vivent à Poitiers, où il a rejoint dans la Cavalerie, le régiment d’artillerie lourde hippomobile que le Haut-Commandement Militaire a créé dans cette ville juste après la guerre.

Ils ont loué une petite maison de trois pièces, pour un loyer dérisoire, à un militaire parti aux colonies. Sa situation, à l’extérieur de la ville, dans une zone un peu déserte juste au-delà du Clain, ne convient pas vraiment à Carmen qui la trouve trop éloignée de la ville.

Depuis qu’elle s’est mariée puis installée ici, tout a changé.

Au commencement, cette découverte qu’elle a faite, presque jubilatoire.

Comme elle remplissait ses journées en les comparant à celles de sa vie antérieure, celles juste d’avant son mariage,

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quelle surprise quand elle prit conscience des bizarreries du déroulement du temps ou, plus exactement, des bizarreries de ses perceptions. Ainsi se disait-elle rétrospectivement, comme elles lui avaient semblé longues les deux années de galère, interminables certaines de ses journées, en revanche, comme les temps de bonheur, lui avaient paru brefs, chichement comptés, et ceux des douceurs, si momentanés.

Pour une égale durée, elle avait donc vécu le temps différemment.

Dans cet univers qu’elle se composait et qui lui devenait chaque jour un peu plus familier, elle comprit, alors que rien auparavant ne l’avait poussée à réfléchir sur ce thème, elle comprit, que le temps lui ouvrait une porte nouvelle, dont elle n’avait pas soupçonné l’existence, qui la faisait entrer dans l’expérience des instants, éphémères, qui réchauffent, qui font tomber des repères, en érigent d’autres qui font prendre conscience du bonheur d’exister.

Actuellement en effet,

pour elle, tout différait : point de galère. Point de soucis. Marcel avait une solde, régulière, oh pas grand-chose, et pourtant si, ils ne devaient rien à personne, pas comme avant à la maison avec ses parents ; pas de quoi mettre les petits plats dans les grands, juste de quoi vivre paisiblement. Dommage qu’elle n’ait pas de métier, mais se ronger les sangs pour quelque chose qui s’était imposé à elle ne servirait à rien ; elle avait tenté d’en décrocher un, sans le succès escompté, alors autant tourner la page et regarder l’avenir sereinement. Elle ne travaillerait pas, élèverait les enfants car ils en voulaient.

Ici.

Maintenant.

Le moment lui paraissait favorable.

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Elle décida alors de se glisser dans la couche moelleuse qu’il lui offrait.

De l’étirer au maximum. De la faire déborder de son cadre.

De la suspendre en une multitude d’instants pour en profiter davantage.

Jouir du présent, s’intéresser aux détails qui le composent, en profiter, tout bonnement, appliquer à la lettre la formule de sa grand-mère paternelle : prendre du bon temps quand il arrive.

Voilà ce que serait sa révolution à elle.

Alors qu’elle n’y avait pas été initiée, elle apprit rapide-ment à le faire.

Se coula dans les instants avec délice, se mit à les goûter avidement. Fit entrer en elle tout ce qui, jusqu’alors, n’avait fait que passer à côté d’elle.

Ainsi,

le matin elle traîna au lit.

Pas longtemps tout de même, car elle avait à faire, mais un peu quand même, le temps de laisser se répandre en elle le bien être qui la faisait se souvenir.

Elle se souvient d’un matin, pendant la guerre. Son père, en permission, à la maison, arrivé dans la nuit ; de sa couche elle entend sa voix et, attend avant d’aller le retrouver, le temps de mettre son corps en état de bonheur.

Traîner au lit, à présent, c’est retrouver cet état. Qu’elle doit à Marcel, au lieu où ils vivent, à la pièce – la chambre, elle pense « notre nid » – au lit sur lequel ils s’enlacent, au contact du drap, comme une caresse, peau douce et tiède sur la sienne.

Elle découvrit son corps et en profita,

le soir, l’après-midi à l’improviste, quand ça venait, aux retours de Marcel. Il entrait dans la pièce où elle l’attendait, il l’embrassait, ils tombaient sur le lit et s’aimaient,

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intensément. Nu bleu de Matisse, Carmen, toute en rondeurs gourmandes.

C’était cela aussi, vivre.

Elle n’allait pas s’embarrasser de quoi que ce soit dans ce domaine ; elle était mariée, alors quand même ! D’éducation sexuelle, n’avait point eu, sa mère, Mathilde, les grands-mères ayant tenu le mystère sous une chape de plomb ; tabou le mot sexe chez les Thomas et ailleurs, plus tabou encore, sexe des filles ; quelquefois des expressions imagées y faisaient référence, que les initiés prononçaient avec des œillades convenues qui la gênaient : elle a chaud aux fesses celle-ci, on lui donnerait pourtant le bon dieu sans confession ; elle ? Petite coureuse, grande baiseuse, capable de vous filer la vérole !

En conséquence.

Carmen apprit et apprenait sur le tas, découvrit et découvrait le plaisir que leur donnaient leurs deux corps qui s’entendaient bien.

Elle se promena.

Quelquefois le matin,

accompagnait Marcel qui rejoignait à pied la caserne Dalesme.

Elle aimait cette marche silencieuse comme la nuit qui se retirait, qui lui rappelait d’autres matins. Celui-là était sans baluchon, et sa main, dans celle de son mari, posée. Le retour par contre ne lui plaisait guère. Toutes ces taches grises émergeant de la nuit, déformées par le manque de clarté évoquaient pour elle les meurtrissures de la guerre.

L’itinéraire ne variait guère.

Pont Rochereuil ils croisaient quelques silhouettes pressées ; rue du Mouton plusieurs taches de lumière et des volets ouverts leur annonçaient le jour proche ; place Montierneuf – vide encore – ils distinguaient les deux énormes piliers de

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l’austère entrée de la caserne. Ils se quittaient. Elle le suivait du regard. Le voyait saluer les plantons, traverser l’imposante Cour d’Honneur pour atteindre, dans l’arrière-cour, le corps de bâtiments de la cavalerie.

D’autres fois,

il lui arriva de flâner sur les bords du Clain, de longer la rivière jusqu’à ce qu’elle voie les ginguettes. De grands arbres ombrageaient le chemin. L’automne inondait leurs feuillages, les faisait virer au doré, à l’orangé, aux rouges – rouge lie de vin elle aimait beaucoup – aux bruns terre de sienne, toutes couleurs qui composaient une lumière en harmonie avec son cœur. Elle les prenait comme un cadeau du soleil couchant en plein après-midi. Cela la ravissait.

Ainsi,

elle se posa des heures devant la fenêtre.

Découvrit ce plaisir nouveau (qui lui reviendrait très fort quand elle serait vieille).

Pas la fenêtre toute petite de la chambre, qui donnait sur une ruelle. Elle ne voulait pas qu’on la voie devant, « on » les rares passants qui « auraient pu deviner ». Celle-ci elle la tenait fermée, comme une frontière entre elle et eux.

Elle se posait, devant celle de la cuisine ; plus haute, habillée de deux rideaux qui n’en couvraient que la moitié. Qui faisait, une fois ouverte ou les rideaux relevés, entrer dans la pièce, le morceau de paysage qu’elle découpait, avec, selon la direction du vent, une odeur âcre de vieille grève séchée, sans doute remontée de ses profondeurs. Le matin vers dix heures, quand la lumière pure et douce du soleil rendait chaque élément plus net ou, en fin d’après-midi quand la lumière se tamisait.

De cette fenêtre.

À perte de vue.

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Lui venait une vue plate, en dépit de minuscules sillons qu’elle suivait le plus loin possible. Ocre et grise. Verte par endroits, là où de toutes petites herbes frissonnent, se ploient, frôlent le sable. Sable qui touche à l’horizon. Qui disparaît. Reparaît, moins gris, plus beige, plus mat ; sable de L’Aiguillon, de La Tranche-sur-Mer, de La Faute-sur-Mer. Là-bas, elle et ses frères enfants, vont sautant de trous d’eau en trous d’eau, riant aux éclats quand la vase bien molle, un peu poisseuse, se glisse entre leurs orteils et les aspire comme une ventouse ; ils s’éclatent à pêcher les crevettes, les bigorneaux, les petits crabes, les coques.

Caresses du mirage, agréables sur sa peau et en elle, presque jouissance.

Pourquoi ce passé revient il en ces moments ? Pourquoi repartir si loin ? Lui manquent-ils ? Que cherche-t-elle d’autre ? Est-ce sa solitude qui lui pèse ? (elle plutôt seule toute la jour-née). Passaient toutes ces questions, qui ne la perturbaient pas, elle se connaissait bien, et donc avait ses réponses.

Non ils ne lui manquent pas.

Ils sont si souvent présents, dans ses pensées. Car, elle le constate, le passé on ne s’en sépare pas comme ça, en tournant une page de sa vie, psstt, fini. Non, il était là, avec elle, il flottait autour d’elle, à tout moment, il suffisait d’un rien pour qu’un petit fragment s’en décroche, la heurte, avec délicatesse, et psstt psstt il redevenait présent. Un rien. L’air de la mer qui lui soufflait sur le visage, les odeurs de sel accrochées ici et là, la platitude de ce Marais Poitevin différent du Vendéen, les déambulations dans les rues, les voix de la TSF qui sortaient des guinguettes, et même les vanneaux qui volaient en nuées scintillantes.

Non, tout cela ne lui manque pas.

Rien de cela n’écorne son courage. Elle a besoin de ces temps mélangés pour continuer à tracer son chemin.

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Non la solitude ne lui pèse pas. Elle en a besoin pour se retrouver.

Oui elle a besoin de rêver. De laisser son esprit s’échapper, vagabonder en toute liberté, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle préfère la fenêtre ouverte ; fermée, son cadre évoque trop la prison, selon elle.

Oui elle a besoin de vivre tous ces instants qu’elle savoure comme des friandises, ce qui peut paraître inconvenant pour une femme de sa condition, mais elle ne va pas s’en pourrir le sang.

C’était aussi cela sa découverte.

Cette manière d’être au monde, dans ce lieu.

Oui, elle l’aimait ce temps qui se faisait joie, euphorie, fluidité, legato comme son jeu au violon avant ; pureté, fraîcheur, déroutant de simplicité comme les pizzicati auxquels elle s’était exercée.

Temps d’insouciance. Rempli de sensations nouvelles.

Ce fut le temps de Poitiers.

Avec les ruptures du dimanche.

Car ils rentraient à Luçon chez ses parents ; par le train.

Ils se retrouvaient.

Robert : Hé Marcel, tu sais que tu m’as manqué ? À leur arrivée les questions se bousculaient : Vous avez fait quoi ? Et toi Carmen tu ne t’ennuies toujours pas ? T’as pas peur de devenir feignante ? Elle haussait les épaules. La caserne, les copains toujours pareils ? Combien de temps vous allez y rester ?

Puis, les occupations habituelles reprenaient le dessus. Dans le peu qu’elle entendait, ils avaient fait ceci ou cela, ils étaient allés à la foire de Mareuil, ils avaient dégotté une vieille Trèfle qui pouvait rouler sans qu’on fasse de frais, ça ne t’intéresserait pas Marcel ?

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Ils.

Elle se surprit à constater que ils la remuait.

Ils l’éloignait d’eux, au même titre que le nous qui ne l’incluait plus.

Ils la perturbait, entrait en elle en force. Elle n’aimait pas ces manières de faire !

Désormais, elle le réalisait, Ils instituait le passé… celui qui flotte autour de moi concluait-elle en souriant.

Le dimanche soir, tous deux repartaient.

Ils avaient soif de ce qu’ils allaient retrouver.

Un soir.

Trois ou quatre mois après leur arrivée.

Un de ces soirs ordinaires, que rien ne prédispose à l’orage, un soir limpide, surgit, dans le propos de Marcel,

un mot.

Qui déposa et incrusta sur l’instant qu’ils allaient vivre, une tache brune.

Un seul mot. Une petite tache brune. La première sur le bleu de son bonheur. Qui rendit l’instant bancal et les mit mal à l’aise.

– Quoi, tu joues au poker ?

– Où ? Quand ? Tu joues au poker de l’argent ? Au poker de l’argent de ta solde ? De notre argent ? Comme si on en avait de trop ?

Marcel n’avait pas eu le temps de préciser la journée ou les nuits de garde avec des copains pendant des temps morts à la caserne. Elle se tut. Tellement chiffonnée, puis consternée, qu’elle refusa son étreinte et lui tourna le dos.

La petite tache ne s’effaça pas. Pire, elle s’élargit.

Au point plusieurs fois d’obscurcir son ciel, d’en chasser totalement le bleu. Au point que Carmen en faisait une fixation qui nuisait à la spontanéité de leur relation.

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À Noël, elle sut qu’elle était enceinte. Enceinte, Marcel, tu te rends compte, exactement ce qu’on voulait.

Sa poitrine se gonfla. Son ventre se bomba. Le dessous de ses yeux s’ourla de brun. Tout, exactement comme elle l’avait observé sur sa mère.

Le premier petit mouvement dans son ventre qui étira sa peau en forme d’accent circonflexe, la surprit puis l’émut quand elle comprit : ce petit être qu’elle portait, il bougeait.

En juin de l’année 1930, elle fit un pas de plus dans l’apprentissage des mystères de la vie.

Alors qu’ils étaient à Luçon, qu’elle faisait des courses, elle dut rentrer à la maison sans trop se précipiter mais en se pressant quand même. Qu’est ce qui lui arrivait ? Mathilde prit fermement les choses en mains : Mais Carmen voyons, t’es en train de perdre les eaux ! Marcel, dépêche-toi d’aller avertir la sage-femme ! Elle arriva, puis, déclara qu’il n’y avait pas à s’affoler. Carmen comprit alors, qu’elle ne se soustrairait pas à ce commandement dont elle avait nié l’intérêt (comme celui de plusieurs autres) : dans la douleur tu enfanteras.

Trois longues heures cela dura.

Puis.

Elle suspendit son souffle.

S’arc-bouta.

Expulsa.

Donna naissance à une fille, « une belle petite fille ». Carmen, elle aussi.

À peu près au même moment, Marcel démissionnait de l’armée, un peu poussé par Carmen. À cause de la tache sombre, qui l’aveuglait.

Ainsi, se trouva balayée d’un revers de main, la vie qui leur souriait, quoique dépourvue de certitudes.

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Dans une vaste pièce, inégalement éclairée, tous les trois. Vers le fond, dans une demi-pénombre, une dizaine de tables, recouvertes d’une nappe en tissu fleuri, un cendrier par-dessus et une fenêtre au travers de laquelle se dessine la ligne d’un clocher.

Sur le devant de la pièce, dans la partie où se répand un peu de clarté, légèrement en retrait de la porte d’entrée, un bar et juste à côté, au même niveau, Marcel et Carmen, assis, l’un en face de l’autre, silencieux.

Elle, donne la tétée, la tête inclinée vers le petit visage dont elle effleure le front, index qui glisse avec délicatesse ; sa voix feutrée entame une berceuse : ferme tes jolis yeux…

Lui, fume, aspire longuement, stoppe son aspiration, rejette la fumée par le nez, recommence. Il la regarde, fixement comme s’il était ailleurs. Voit-il ce sein ? Si rond, si plein, si blanc, ferme et souple tout à la fois dont la petite cache le mamelon dans sa bouche. De ce sein, sent-il sous ses doigts la texture soyeuse de la peau ?

La petite s’endort, lâche le téton.

Carmen éponge son visage, rajuste son corsage couleur prune.

Puis.

– Tout est prêt pour demain ?

– Tout est prêt, ne t’inquiète pas, tout va bien se passer.

– Fais le malin, on verra bien, demain.

Ils échangent un regard complice et fatigué. Ils viennent de passer quinze jours fous pour être dans les temps.

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Demain.

À Sussey, en Côte d’Or, dans le hameau Le Maupas, ouverture de l’hôtel restaurant « Au Cheval Blanc » dont ils sont devenus les gérants. Unique hôtel, à des kilomètres à la ronde, imposante bâtisse sur deux niveaux, en pierres vieillies de couleur ocre, découpées de quatre fenêtres à l’étage, quatre chambres.

Pour eux qui n’avaient rien, quel bouquet d’espoir que cet hôtel.

Il explique leur présence ici, à quelques cinq cents kilomètres à l’Est de Luçon.

Dans ce paysage austère et froid. Où les changent de ce qu’ils connaissent, les lourdes collines habillées de futaies, chênes tilleuls charmes, qui alternent avec les creux dans lesquels ont poussé maisons chemins et route ; entre les deux, de grands aplats où la terre est tantôt nue tantôt couverte de prairies.

Dans ce hameau de maisons rustiques collées les unes aux autres et à la route, la nationale 6 les met à mi-distance de Paris ou de Lyon.

Maisons, hôtel et nationale partagent la même destinée, comme le font des époux, s’épaulent, se complètent, parce qu’ici comme ailleurs, ce n’est pas tout rose, et donc, plus il y a de passage, mieux on vit.

La crise.

Elle les a poussés dans ce lieu.

Celle que les historiens ont nommée « la grande dépression » en incluant dans l’expression le grand désarroi de l’époque.

Tombée sur leur dos au début de cette année 1931. Semblable à une tornade, n’épargnant aucun coin de la France, et continuant de souffler, sans s’épuiser, redoublant de violence

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parfois, couchant d’abord les plus faibles, ceux sans métier. À Luçon, ils n’entendaient que, chaos coup de freins inquiétude retournement récession séisme panique incertitude colère endettement chômage.

Carmen se souvient que Tipère tonnait contre ces incapables pas foutus de trouver des solutions. Marcel bataillait, ne décrochait que des petits boulots ; il avait bien suivi des formations qui n’avaient pas débouché sur un métier. Comme elle, sa jeunesse sacrifiée.

Quand Carmen prit conscience de ce qui arrivait, elle éprouva un regret, n’avaient-ils pas agi sur un coup de tête ? Avait-elle manqué de clairvoyance à propos de Poitiers ?

Elle ressentit une impression pénible, la case départ, dont elle avait souvent parlé avec sa grand-mère, elle n’arriverait donc pas à s’en extraire ? Elle en resterait donc prisonnière toute sa vie ?

Mais elle retombait vite sur ses pieds. Aussi elle balaya la pensée pénible d’un ferme il est trop tard pour revenir en arrière, la remplaça sur le champ par coûte que coûte, ils prendront leur mal en patience. Ils avaient beau être trois maintenant, la petite ne coûtait rien ! Il suffisait de la mettre au sein, quant aux couches, que du tissu à trois sous.

La bouffée d’oxygène, qu’ils espéraient, sans en parler, leur arriva de la mère de Marcel (Marthe, que Carmen n’avait toujours pas rencontrée).

Sous la forme d’un petit rectangle de papier bleu gris. Un télégramme. Que Marcel ouvrit, curieux et surpris.

« Avons affaire à vous proposer. Le Maupas. Côte d’Or. Vous attendons à Cordon. Stop ».

Carmen (dont l’ADN contenait le gène gens du voyage), qui avait, il y a peu, traversé la France en direction de la Suisse, qui avait sillonné, au moins mille fois son petit territoire autour de Luçon, sauta sur la proposition. Marcel, idem. Lui,

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la France, il la connaissait, en long en large et en travers, Paris, Lyon, Poitiers, Boulogne-Billancourt, Marseille, il y avait vécu, au temps de l’apprentissage.

Ils partirent donc pour Cordon, puis filèrent sur Le Maupas. Avec en poche les clés de l’hôtel, en eux un grand soulagement. Carmen pas vraiment au clair sur ce qui s’était échangé entre Marcel, sa belle-mère et son concubin propriétaire de l’hôtel, une situation « délicate », quoi, elle ne chercha pas à savoir, bref, seul comptait le travail.

Une fois Au Cheval Blanc, étonnée puis sidérée, elle redécouvrit le chacun à sa place de sa mère sur lequel elle avait déjà beaucoup cogité.

Selon elle, le passage à Poitiers, de ce point de vue-là, comptait pour une parenthèse. Elle avait spontanément, sans discussion, assumé le ménage, lavé le linge, repassé, préparé les repas mais elle n’avait rien d’autre à faire, et puis tout de même, elle s’en était octroyé du bon temps !

Cette fois, incroyable, ils le décidèrent d’un – commun – accord.

Elle pensa en souriant aux petites cloisons de ses neuf-treize ans. D’invisibles cloisons séparèrent alors leurs champs d’action respectifs.

Carmen à l’hôtel.

Marcel à l’hôtel et à l’extérieur pour les courses, vers Arnay-le-Duc, Saulieu qu’il connut en un rien de temps.

Pour elle, les menus, la cuisine, le service, le ménage, la plonge, et aussi les comptes qu’elle superviserait, très sourcilleusement (avec Tipère elle avait appris) elle en avait l’intention. Plus une tâche non divisible, s’occuper de la petite. Et encore une autre, ne pas faillir à son engagement d’épouse.

Pour Marcel, en plus, le bar, les relations commerciales qui comptaient fort dans ce patelin où tout le monde apprit à le

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fréquenter, le gérant comme ils disaient les voisins et autres habitants, simple, sans prétentions, et par-dessus le marché, chaleureux, généreux le gérant ; généreux, pas trop Marcel, Carmen veille au grain, et s’assure qu’ils payent bien quand, en fin d’après-midi, ils viennent prendre un pot ou jouer à la belote.

Carmen avait le don de se questionner.

Comment l’expliquer tout cela ? Cette répartition sexuée des tâches. Était-ce en eux ? Était-ce hors d’eux ? Dû à l’air du temps ? Depuis longtemps ?

Cela revenait si naturellement, que ce devait être gravé dans le marbre des habitudes, dans les mentalités quoi !

Et, poursuivait-elle, les unes comme les autres ont une vitalité extraordinaire, qui s’enracine profondément, très loin dans le temps ; tellement loin que, lorsqu’on croit s’en être débarrassé, elles ressurgissent, parce que toujours, il reste un bout de leurs racines quelque part. Elle concluait qu’il faudrait une force de titan pour les changer ou alors beaucoup, beaucoup, beaucoup de temps. Et, finalement, cela en valait-il la peine ? Est-ce qu’on ne pouvait pas se contenter de les infléchir un tantinet ?

Bien sûr que rester à l’hôtel, s’occuper du ménage des repas et de la petite, pouvait être l’équivalent de rester enfermée mais il valait mieux être enfermée dans leur hôtel restaurant que dans la pauvreté.

Bien sûr que s’entendre appeler la femme du gérant pou-vait être perçu comme une perte de son identité. Mais il valait mieux être la femme du gérant que femme d’un croquant ! (un mot des colères de son père : Il allait leur montrer lui, qu’ils n’étaient pas des croquants).

Bien sûr qu’elle était de plus en plus la mère, l’épouse, et de moins en moins Carmen, même que son prénom elle ne l’entendait presque plus.

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Mais.

Tout compte fait.

Elle convenait que cette vie, simple à nouveau, lui procurait des satisfactions.

Toutes menues, bien réelles.

Les escapades en faisaient partie.

Le long de la nationale, qu’elle remontait ou descendait, poussant devant elle le landau, ou portant la petite dans ses bras, zyeutant du côté des collines – s’y installait quelquefois – et au-delà, dans la direction de Saulieu, Arnay-le-Duc ou même en bifurquant un peu, dans celle de Luçon ; elle s’imaginait en ville, ou retrouvant sa famille à l’improviste.

Mêmes satisfactions pour les petits plats, qu’elle accom-modait à partir de légumes du jardin de Marcel et de viande qu’il achetait avec modération, sur ses conseils. Dans la science de la cuisine, elle n’excellait pas, mais, à force d’appli-cation, elle obtenait des résultats, dont attestaient les sourires des camionneurs, qu’elle recevait comme des bons points du temps de l’école.

Ses soupes,

ses haricots blancs un peu trop cuits,

ses pommes de terre en robe des champs,

ses pot-au-feu, ses lentilles au lard – avec des lichettes de lard seulement,

ses crèmes renversées,

ils appréciaient, et fourraient une main dans leur poche pour les pourboires qu’elle mettait de côté, et dont elle tirait fierté.

Les moments de bourre l’excitaient.

Le brouillard en était à l’origine. Quand il descendait dans le creux de leur village, épais à couper au couteau qu’elle disait, le visage rayonnant, imaginant sans doute une grande lame pénétrant dans le vif du brouillard, y découpant de belles

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tranches qui fondaient en gouttelettes si fines, si serrées, si opaques, qu’elles forçaient les camionneurs à s’arrêter, chez eux. L’aubaine tombant du ciel. Elle se préparait alors à mettre les bouchées doubles.

Enfin, parmi ses satisfactions, sa petite Carmen, qu’elle ne se privait pas de toucher, de dorloter, de sentir – car elle avait la bonne odeur des bébés.

Finalement, ils n’avaient pas grand-chose et pourtant ils étaient heureux.

 

Brusquement.

Vers la fin de leur seconde année.

Sur Le Maupas,

Totalement inattendue, imprévisible.

Alors que leur affaire tournait bien, alors que petit à petit s’était rétabli un équilibre dans leur quotidien, alors qu’ils recommençaient à prendre confiance dans l’avenir, que la petite poussait bien, qu’ils s’entendaient bien, qu’ils arrivaient à tout mener de front, que leur vie saine, sobre et douce leur convenait.

Une nouvelle bourrasque ; elle les heurta de plein fouet.

 

La mère de Marcel arriva.

Découvrit les lieux.

Les examina.

Les trouva « ordinaires », « trop ordinaires », les nappes à carreaux manquaient de cachet ; les chambres sans chauffage en plein hiver, ça n’était pas concevable. Il fallait changer tout cela. Faire des travaux. Installer le chauffage central. Transformer ce « routier » en hôtel « de luxe ».

Des travaux furent lancés.

La crise aidant, six mois plus tard l’établissement faisait faillite.

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Quand elle fut déclarée,

remontèrent à la mémoire de Carmen les mots de son père, ceux de sa détresse, au moment où il avait connu pareille situation ; elle se souvint aussi qu’à l’entendre, elle avait failli flancher et puis finalement l’avait soutenu, Tipère ; cette fois-ci plus encore que la première, lui était douloureuse, car la faillite de « leur » affaire entraînait celle de ses espérances.

Le petit monde qu’ils avaient construit se mit à prendre l’eau de partout, d’un seul coup.

Une première dans sa vie : son courage fut mis en déroute. Ses pensées aussi, qui partirent dans tous les sens : voilà à quoi menait la folie des grandeurs, ils étaient dans de beaux draps tous les trois ; aller où ? Pourquoi pas à Luçon ? Y faire quoi ? Quel boulot pour Marcel ? Sûr qu’il ne fallait pas grand-chose pour enrayer l’engrenage du bonheur.

Marcel l’entendrait, tout cela ! Elle ne mâcherait pas ses mots !

Marcel l’entendit. Ne rétorqua pas. Ne put croiser son regard. Derrière les reproches se profilait la silhouette de sa mère ; il n’y toucherait pas.

Le réel, soudain, devint opaque, autant que le brouillard.

Ils plièrent bagage, décontenancés. Dans la tête de Carmen, comme des orphelines, ces expressions : le gérant de l’hôtel, la femme du gérant, la petite du gérant, le brouillard à couper au couteau, les pourboires.

Les voilà tous les trois.

Dans la voiture. Une vieille B12 Torpedo que Marcel avait remise en état.

Tache noire sur la route, avec, derrière, l’alignement des façades des maisons qui s’éloigne ; Carmen en se retournant l’observe une dernière fois, il lui paraît terne, étrange,

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semblable à celui que dessinent derrière le corbillard ceux qui l’accompagnent.

Puis.

Cette image qui lui arrive, fugace, à la fois riante et douloureuse.

Alors que nul ne l’apercevait quand cela se passait, elle se voit.

Assise, dans l’herbe verte et grasse des collines rondes, de l’autre côté de la route et de l’hôtel, sa petite Carmen entre ses jambes écartées, la tête contre son ventre, ses mains potelées dans les siennes. Elle, nonchalamment appuyée sur ses coudes, le dos et la tête légèrement inclinés ; sous le front toujours dégagé, le noir des sourcils et des prunelles immobiles. Tache sur les verts, tantôt ocre tantôt gris pâle, elle fait corps avec la nature.

Elle se voit.

Assise, dans l’herbe verte, en été – au printemps il y faisait trop frais – à l’heure de sa pause, quand Marcel partait en courses. La petite sur ses hanches, elle grimpait jusqu’à mi-pente, avec la même ardeur que si elle allait à un rendez-vous. Rendez-vous avec elle-même. Même coin, même heure ou presque. Quand la petite avait terminé sa sieste. Quand la chaleur rendait la cime des futaies vaporeuses et assommait les bruits d’en bas. À l’abri des regards. Carmen, les yeux dans le vague, ou dans ceux de sa fille. Un sourire d’elle, un gazouillis d’elle, un filet d’air qui soulevait quelques-uns de ses cheveux, un oiseau qui s’envolait en claquant des ailes, un rien suffisaient à lui faire éclore des bouquets de rêves, de projets, de possibles « raisonnables », qu’elle portait, comme on porte un enfant. Avec ivresse. Une autre forme du Bonheur de vivre.

Ensuite ?

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Il y avait eu la nouvelle. Qui avait tué ses rêves dans l’œuf. Net. Si brutalement qu’elle eut l’impression de se vider de son sang. En avait souffert ? Oh que oui.

(Cinquante ans plus tard se souvenait encore avec précision de cet épisode de leur existence)

Dans la voiture.

Direction Cordon.

Tête droite, regard fixe, pupilles noires élargies, Carmen. À côté de Marcel.

Pour la x-ième fois, se repasse le film des mois précédents. La dernière séquence surtout. Celle de la fautive, la folie des grandeurs. Comme chaque fois, se fait cette remarque dérisoire, la séquence, si elle pouvait la couper, revenir à avant.

Alors, son esprit se bande, lui seul l’aidera à réagir, pas ses nerfs, ni ses souvenirs. Elle n’a que vingt et un ans, Marcel quatre de plus, ils ont la vie devant eux, ce n’est quand même pas une expérience avortée qui va les mettre K.-O. !

Et pourtant, pour la x-ième fois, plus fort à cause du moteur et de sa méfiance qui gronde : Cordon peut-il lui expliquer en quoi c’est le mieux pour eux ?

C’est le mieux.

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Le langage réalise, en brisant le silence, ce que le silence voulait et n’altérait pas. Maurice Merleau-Ponty.

Un peu comme des feuilles que le vent pousse, tantôt ici, tantôt là, Carmen et Marcel.

Marcel, lui avait soufflé Marthe sa mère, il pourrait trouver du travail sur Lyon, Monsieur Paul et elle y avaient des connaissances.

À Cordon, le mieux pour eux deux, ils arrivent.

Une journée mitigée de juin. Ciel tout ébouriffé, dans les tons de gris et de blanc.

Carmen a l’impression d’avoir froid, en descendant de la voiture ; la petite se colle contre elle.

Marthe et son concubin, sur le pas de la porte, les accueillent, elle, les bras croisés sur sa poitrine.

Carmen s’avance, assez perturbée. Elle ne les connaissait pratiquement pas ces gens ! Première rencontre au Maupas ! Tu parles d’un souvenir qu’elle se disait, encore bien remontée contre eux.

– Bonjour Madame, Bonjour…, Monsieur Paul, fait Marthe à son attention.

Les salutations, loin d’être engageantes, la font bouillir intérieurement : sa main ouverte, ballante, que nul ne serre, qu’elle essaie, comme une idiote, de rabattre discrètement le long de son corps, derrière le dos de sa petite.

– Alors Marcel, pas trop long ce voyage ? La voix est grave et puissante.

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Ils étaient entrés.

Dans la maison,

Carmen eut une impression de déjà-vu qui lui réchauffa un peu le cœur.

Deux souvenirs l’assaillirent.

La maison, bien tenue, bien rangée, l’odeur du propre, lui rappela celle de la grand-mère Castel.

Dans la salle à manger, des bibelots en porcelaine ivoire ou argent décoraient le vaisselier, un peu comme la tabatière ou la coupe là-bas à Luçon, des tableaux suspendus aux murs et dans le fond de la pièce, près de la fenêtre, sous un grand miroir un piano noir ; l’espace d’un instant, elle se revit aussi dans les intérieurs bourgeois du temps de la « chine ».

– Comme elle est mignonne cette fillette, dit Monsieur Paul puis, sans attendre, pour faire refluer le vide qu’on sentait arriver dans la conversation, comment t’appelles-tu ?

– Carmen elle aussi.

– Ah !…, une vraie poupée, reprit-il.

– Oh ! Paul ! Une poupée, comme vous avez raison ! On pourrait l’appeler « poupée » n’est-ce pas ?

Très vite,

la petite perdit son prénom, et répondit constamment (et toute sa vie, sauf avec son mari) à Poupée qui évolua presque tout de suite vers Pépée.

Relativement vite,

Marcel trouva un emploi sur Lyon, chez un grossiste en fruits et légumes. Allait les acheter dans les Monts du Lyonnais ou dans la vallée du Rhône puis les triait et les livrait. Du coup, Carmen se retrouva sans lui, chaque jour de la semaine et quelquefois deux ou trois jours consécutifs, lorsqu’il quittait Lyon pour ses tournées de ravitaillement.

Et Carmen ?

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Elle fut immergée dans un monde et dans une atmosphère qu’intuitivement elle avait redoutés sans les avoir vraiment cernés.

En peu de temps,

elle fit le tour des nouveaux éléments qui allaient composer son présent.

Le matin, après le petit déjeuner, les vocalises de Monsieur Paul. Assis devant son piano droit couleur ébène. « â â â â â â â â â », les sons sortaient de sa poitrine, puissants, nerveux, ronds et purs ; s’envolaient par la fenêtre, ouverte été comme hiver pour cette phase d’exercices. Au début, elle les aima ces notes qui l’enluminaient tout à l’intérieur d’elle ; elle les engrangeait et se les restituait en les expirant lentement, doucettement, en gammes personnelles, « wu wu wu wu wu wu wu wu wu ! ».

Suivaient, ménage, vaisselle, toilette de sa petite Carmen, jeux dans la cour avec elle, préparation du repas, courses quelquefois ; l’après-midi, sieste de la petite puis promenade le long de la route, les jours de beau temps ; et le soir tard, quand il rentrait, Marcel, enfin.

Chaque jour le même déroulement, comme un rituel, auquel elle se prêta d’abord de bonne grâce.

Avec la coupure des repas, le matin basculait vers l’après-midi, le soir vers la nuit.

Les repas, quelle révélation :

elle découvre, la table soigneusement dressée, les assiettes de porcelaine, bleutées tout autour, les verres de cristal Baccarat ;

elle entend leurs paroles courtoises – voulez-vous du pain ? Du vin Linette ? Tendez-moi votre verre ! – Oui, mais d’abord Paul faites le tinter, s’il vous plaît, pour la petite « poupée » – Linette, juste pour vous et pour elle – Merci Paul ;

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elle voit leurs manières délicates : déplient discrètement et ensemble la serviette, la posent sur leurs cuisses, mâchent lentement, lèvent le petit doigt en buvant, rompent leur pain en petits morceaux avant de le manger, n’essuient que rarement leur assiette sauf les jours de sauce, une lichette de mie à l’extrémité de leur fourchette, nettoient leur bouche en pointant les lèvres vers la serviette de coton fin brodée à leurs initiales ;

elle écoute leur conversation aux inflexions douces.

Elle remarque aussi leurs déplacements. Elle, Marthe, toute petite et fine, passe, comme une libellule, sans faire de bruit ; lui, fend le moment de sa haute et imposante carrure, de sa démarche qu’elle trouve altière, de son air de Don Juan avec son épaisse chevelure crantée d’un seul côté de la raie, mais elle doit reconnaître qu’il a belle allure.

Quant à leurs amis, qu’ils reçoivent le dimanche, régulièrement, ils leur ressemblent. Tous élégamment vêtus, qui sourient, qui discutent posément, qui s’intéressent à tous et à chacun en particulier, toujours affables – ils doivent se forcer lui arrivait-il de penser –, et parfois, qui s’exclament en voyant à leurs pieds la petite Carmen : Comme elle est mignonne cette petite… poupée ! interrompt Monsieur Paul, et tous rient aux éclats, sous le mûrier, où ils s’installent en été, pour l’ombre.

 

Tout cela, Carmen ne pouvait que l’observer, puisque Monsieur Paul et Marthe lui donnaient au compte-gouttes leurs paroles, moins parcimonieux pour les ordres ou conseils : Quand on est une femme, on ne siffle pas !

À table, ou à n’importe quel autre moment de la journée, elle se trouva donc plongée dans le silence, si dense progressivement, qu’il noya tout embryon d’échange entre elle et eux, et lui avala son prénom.

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Le rituel débutait avec le petit mot du matin, plié soigneusement en quatre à côté de son bol : ouvrir la fenêtre de votre chambre, étendre le linge, préparer les légumes pour le repas, etc… Le premier, elle eut le réflexe de s’en amuser, mais il lui fallut peu de temps pour regarder les choses en face : singulier ce petit mot, humiliant, il faudrait qu’elle s’y fasse, ce serait l’usage dans cette maison. Rapidement elle se mit à le redouter.

Petit à petit, jour après jour, une bulle de silence gonfla autour d’elle, l’enveloppa, lui donna l’impression d’être emprisonnée. Malgré les trilles de Monsieur Paul le matin, malgré les douces inflexions de leurs propos du midi ou de l’après-midi, malgré les chants des pinsons et des mésanges à tête bleue dans la cour ou sur les saules au bord du Rhône, le silence vibrait dans ses oreilles.

Détestable.

Plus fort en elle que le tumulte des tourbillons sur le Rhône qu’elle avait l’habitude de longer avec Pépée à l’heure de sa balade. (Pépée, voilà qu’elle la nomme ainsi, elle aussi).

Envahissant.

Elle avait beau, lèvres fermées, se remplir de paroles, pour lui faire barrage, elle n’arrivait pas à le contrer ; la douleur qui la pinçait, lui révélait qu’il avait réussi à se répandre en elle. Finalement, elle concluait, constat amer, que soliloquer ne lui servait à rien.

Tenace.

Il ressurgissait, le soir, au moment des retrouvailles avec Marcel ; lui : Fais un effort on est chez eux tout de même ; elle : il ne comprenait donc pas ce qu’elle ressentait ? Alors sur qui pourrait-elle compter ?

Enfermée. Muselée. Privée de sa spontanéité. Par ce silence imposé. Qu’elle trouva et trouvait incorrect, dédaigneux, pesant, étouffant, insultant.

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Elle n’en pouvait plus de le supporter.

Elle aurait voulu leur demander pourquoi ? Parce qu’elle avait rêvé d’un autre mariage, Marthe ? Parce qu’elle, Carmen, était une fille de forains ? À quoi leur servaient leurs belles manières si elles les rendaient aveugles ? Il leur avait donc échappé qu’elle était digne de leur confiance ?… Les provoquer, les acculer à lui répondre voilà ce qu’elle désirait !

– Tu ne vas quand même pas faire un esclandre ! Tu as envie de te retrouver à la rue ? lui rabâchait Marcel.

 

Un an et demi.

Un an et demi qu’elle se retenait. Qu’il lui arrivait d’exploser, le soir, parce qu’elle n’en pouvait plus, et encore, en faisant le moins de bruit possible car ils ne devaient pas entendre. Puis, que tout recommençait. Son corps qui souffrait d’avoir mal partout. Sa peau qui devenait électrique. Son amour qui s’enlisait dans l’accusation. De se taire, elle n’allait plus être capable, elle le devinait. Qu’il se méfie, Marcel, elle allait craquer !

– Elle n’exagérait pas un peu, non ? Elle exagérait ? Pourtant, elle l’aurait juré, elle le vivait ainsi.

Des fois, un peu perdue, ne savait plus que penser. Tellement dégoûtée, de lui, d’eux.

Un matin, pour un mot malheureux qu’elle lâcha / Monsieur Paul / un œuf / Carmen / dégoulinante / sa dignité ulcérée.

L’effet d’un électrochoc.

Elle sentit que remontait du bas de son corps une onde, d’une violence inouïe qui la submergea de tant de bien-être ! Elle la fit se souvenir. Et elle se souvenait, et l’écoutait lui rappeler cette voix restée cloîtrée, qu’avant, elle avait un corps, vivant celui-là, pas policé, une tête qui réfléchissait, qui ne ressassait pas, qui allait à l’essentiel, qui ne s’embarrassait pas de fioritures pour dire,

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que ce n’était pas ça son chemin, qu’il était temps qu’elle se retrouve Carmen, avec son énergie, sa confiance en elle, qu’elle prenne tout en mains, qu’elle vive, qu’elle… qu’elle… flot de pensées si incisives et si douces, qui coulaient d’elle, chaudes, coulaient et encore coulaient. Comme aussi ses larmes, que cette fois-ci elle ne retint pas, si tièdes, si apaisantes sur ses joues à vif.

 

Ce soir-là, dans la chambre,

Marcel, éberlué crut entendre comme un torrent qui dévalait de la montagne, sautait par-dessus les obstacles, forçait le passage. Elle ne se laissera plus faire elle a du courage n’a honte de rien ses yeux n’ont pas froid de qui de quoi aurait-elle peur certainement pas de ses origines c’est fini de dire amen à tout, elle trouvera une maison à louer demain, avec la petite elle partira sa décision est prise.

Il comprit l’urgence du changement. Qui lui apparut également dans le regard noir de sa femme ; froid, dur, il rendit les mots deux fois plus percutants.

Quelques jours plus tard, ils se déplacèrent vers un autre hameau du village, le Sablon. Y louèrent une maison.

Une nouvelle vie commença. Dans la précipitation mais, tout compte fait, songea Carmen un peu plus tard, c’était finalement ce qui pouvait leur arriver de mieux !

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Carmen a trouvé son chemin.

Une épaisse couche de neige s’est accumulée dans la nuit, sur les champs, sur l’unique route du hameau, les toits des maisons.

À son réveil, elle l’a devinée, la neige, au silence compact autour de la maison puis, aux piaillements étouffés des pinsons et des bouvreuils devant chez eux. En ouvrant la porte, elle a remarqué les cheminées, comme des perce-neige, dans le ciel dressées.

Aujourd’hui, les enfants – Pépée et Robert pas encore un an et demi – resteront chez les voisins, les Monin, qui leur rendent ce service de les garder. Le temps qu’ils emménagent dans leur nouvelle maison, au Vieux Port de Cordon.

Ils en sont devenus propriétaires il y a cinq ans, quand Monsieur Paul pour arranger ses affaires qui battaient de l’aile, a décidé de la leur céder, pour une bouchée de pain. Mille francs. Carmen avait donné ses économies du Maupas. Du coup en avait fait « sa » maison. Elle avait beau s’évertuer à le clamer, quand elle était fâchée contre Marcel, la société de son temps n’accordant pas aux femmes le droit d’apposer leur signature sur un acte notarié, le seul propriétaire était bel et bien son mari. L’acte de vente spécifiait : vente à l’amiable à Monsieur MÉRIAUDEAU, une maison d’habitation en mauvais état et un jardin attenant, confinée au levant par le Rhône, au nord par Mariette BRUN, au midi par un chemin de desserte, au couchant par une cour banale.

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Les cinq années qui suivirent, Marcel les consacra (en plus de son travail) à la remettre en état. Boucher la fenêtre côté route, faire sauter l’escalier qui y conduisait, retaper la cuisine murs et sol, assainir les deux chambres, construire un escalier côté Rhône pour accéder à la cabane des wécés, nettoyer la grange, aplanir le terrain. Il mit d’autant plus de temps qu’à ses yeux seul comptait un travail méticuleux. Carmen lui donna quelques coups de main ; et aussi des copains.

 

Carmen, cette maison,

elle lui avait plu, la première fois qu’elle l’avait aperçue, alors qu’elle promenait la petite, en haut du hameau.

Quelque chose était immédiatement passé entre elles deux. Quelque chose qu’elle pressentait. Qui provoqua en elle une émotion vive. Un peu comme un coup de foudre, pour la maison et le morceau de terrain sur lequel elle était posée.

La vente raviva ce qu’elle avait préféré taire. Elle s’en réjouit.

Elle se mit à réorienter les promenades avec Pépée et son petit frère.

– Elle allait jusqu’au Port, prévenait-elle.

Désormais, elle passait le lavoir, filait jusqu’à la maison. Descendait en direction du Rhône. Faisait le tour de la bâtisse. S’arrêtait dans la cour, suivait des yeux le cours du fleuve, aurait volontiers prolongé le plaisir : ses yeux, son odorat oh la la… Repartait. Emportait malgré tout quelque chose d’intime avec elle, qui lui venait de la bâtisse et du Rhône.

Elle aima la période des travaux. Plus souvent, se rendit sur « les lieux ».

Elle nota ce qui lui avait échappé et qu’elle trouva joli : le toit. De chacun des côtés du faîtage, deux couvertures de petites tuiles écaille rouges, tachées de brun ici et là, ourlées de pignons à redents.

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Et la vue, à lui en couper le souffle ; peu importait le moment de l’année, cette vue, quelle quiétude elle lui procurait ! Et ses taches de couleurs quelle délectation. Ça me suffit elle disait, ça me suffit…

Le rose qui emplissait le coude du fleuve le matin en été puis gagnait le ciel, en bandes effilochées ; le vert orangé qui caracolait de peupliers en peupliers au printemps, au-dessus du ruban gris argenté du Rhône et de la tache ocre beige, des graviers découverts ; l’auréole toute sombre qui ceignait la petite île en hiver ; les lanières violetées qui donnaient à la montagne calcaire un air de fête les soirs d’automne.

Pour certains c’était banal, pour elle pas du tout. Ces couleurs auguraient d’un avenir qui lui conviendrait : ici, ils seraient bien. Elle les interprétait comme autant de signes favorables. Petit à petit, l’idée s’enracina en elle et forcit.

Parce que, en plus d’être chez elle, il y avait aussi la maison dans ce lieu qui comptait fort pour elle.

Le hameau s’étirait, sectionné en deux parties, côté Rhône, côté haut, par une route parallèle au Rhône. La maison était la seule à bénéficier d’une situation qu’elle jugea avantageuse.

Pas en haut.

Pas sur la route.

En bas de la route, lui tournant le dos, regardant le fleuve, tout au bout d’un chemin de desserte.

À l’écart du hameau, en quelque sorte, tout en étant dans le hameau.

Avec les voisins – Marcel aimait bien, elle moins – sans y être. Le luxe pour elle.

Car, à l’exception des Margueron et des Jacquet, tous les autres, les Vernier, les Massot, les Bachelin, les Batier, les Benedetti, avaient leurs maisons de l’autre côté de la route.

Elle, séparée d’eux.

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Par la distance de la route à sa maison, par l’orientation de celle-ci, et par la distance invisible, mais tout aussi protectrice et réelle, que lui feraient poser sa discrétion et sa conviction dans ce pilier de l’ordre établi de sa jeunesse : moins tu parles – aux voisins – mieux tu te portes. Pilier qui l’avait tant influencée, qu’elle détestait les ragots, se méfiait des sourires qu’on vous fait par devant et aussi, de ceux qui cherchent à vous tirer les vers du nez, ou de ces marionnettes qui vous font des courbettes !

Comme elle lui convenait cette maison ! Même toute petite. Même dépouillée de confort.

Commencerait entre ses murs, leur vraie vie.

 

Un jour de l’hiver 1938.

Elle ne sait plus lequel. De plein hiver.

La neige continue de tomber, qu’elle n’aime pas, qu’elle associe au linceul, à la mort qui peut surprendre ceux qui souffrent ou ont froid.

– C’est bien notre veine ! C’est vraiment pas le jour.

Marcel :

– Ça ne changera rien.

Tandis que Marcel entre prudemment la voiture bondée jusque dans la cour enneigée, elle descend le chemin de desserte, observant la maison qui lui semble toute transie avec son bonnet blanc et son paletot de calcaire bis.

Elle a mis ses bottes en caoutchouc.

Et voici ce qui se passe. Carmen, n’est-ce plus elle ?

Tasse la couche molle sous ses pas, comme le ferait un enfant. Y imprime une succession de petites traces oblongues qui l’amusent. Avance dans la neige dont elle entend le murmure, sent avec délice les flocons se coller sur ses joues, dégouliner jusqu’à sa bouche, humecter ses lèvres d’eau fade et douce.

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Dans la cour, elle voit un rideau de lumière. Transparent. Et derrière, la chute lente, droite et légère, des petites masses blanches étincelantes.

Ils entrent.

La première chose qu’ils font : installer le poêle à bois. Immédiatement après, Marcel allume un feu, avec le papier journal froissé et les brindilles qu’ils ont apportées. Toute la journée, ils le bourreront pour chasser l’humidité et l’odeur de moisi.

Ensuite, ils vident la voiture.

Entrent les bras chargés, seuls ou tous les deux en même temps, montent dans les chambres, dans l’escalier ont du mal à faire passer leur sommier puis leur matelas, descendent en se pressant, sortent, recommencent.

Deux petites pièces en haut, deux en bas. Dedans, un mobilier rudimentaire réduit à l’essentiel. Mais, trouver l’emplacement, assembler les éléments des cadres des sommiers, des placards cuisine et chambre, ranger le linge, la vaisselle, les seaux et les grandes bassines, la large cuvette pour la toilette, les outils de Marcel, les filets, passer la serpillière en haut en bas…

Toute la matinée et une partie de l’après-midi ça leur prend.

Puis est arrivé le soir.

Ce soir-là, elle retrouva sur ses lèvres, le goût du bonheur.

La maison s’était réchauffée. Le froid s’était retiré près des murs. Demain ce sera mieux avait dit Marcel.

Les voilà couchés. Fatigués par tous leurs allers et retours.

Juste à côté de leur lit, le tout petit, Robert. Derrière la cloison, Pépée, blottie sous ses couvertures, comme eux deux aussi. En faisant le silence en elle, elle n’entend plus, outre le battement sourd de son cœur, que le souffle ténu et régulier de la petite.

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Elle pense : on est bien ici, comme dans une noix. Besoin de partager, elle le dit.

– Oui, on est bien, lui répond Marcel.

Dehors qu’elle voit côté Rhône par la fenêtre sans volets ni rideaux, le ciel clignote, rempli d’étoiles toutes bleues. Passe devant ses yeux et file, le temps de Poitiers, aussi celui du Maupas. Elle en sourit. Elle se détend. Chasse mentalement sa fatigue.

Contre Marcel se colle. Et, sous leurs couvertures, ils s’aiment. Comme une première fois.

Un autre temps commençait.

Celui de la « petite maison ». Trente ans, il durera.

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« La maison nous permet de rêver en paix. […] La maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme. […] Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et âme ». Gaston Bachelard : La Poétique de l’espace.

Dans la nouvelle maison.

Au bord du Rhône.

Il y eut le temps…

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Le temps de l’installation.

 

Elle eut tôt fait de prendre possession des lieux. En trois jours à peine.

Dans sa maison :

elle revêtit sans rechigner ses habits d’épouse, de ménagère et de mère. Plus ceux de « fermière », car, comme la période n’était pas facile, Marcel avait suggéré cette idée : si on élevait des volailles, une vache, un cochon et une chèvre ? Elle accepta ;

elle fit preuve d’une énergie débordante, menait à un rythme cadencé les différentes tâches ménagères. Les lits par exemple, ôtait en un rien de temps les draps, en faisait un « bouchon » qu’elle jetait au pied du lit puis au bas de l’escalier ; si elle ne les changeait pas, s’appliquait à coincer entre ses doigts, avec une dextérité que ses enfants ne purent imiter, les puces qui laissaient de minuscules taches noires sur les draps et de grosses cloques rouges sur la peau ; descendait ensuite en vitesse le seau de la nuit, traversait la cour le vidait dans le Rhône, le passait sous l’eau de l’évier, puis le remontait à sa place, au pied de leur lit, sentinelle du soir ou de la nuit qui signalait les réveils des vessies.

S’ajoutaient, la toilette des enfants (mais pas tous les jours !), dans la grande cuvette par terre, devant l’évier de la cuisine, la préparation des repas, la lecture et les devoirs de Pépée dès la sortie de l’école.

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Tout cela faisait partie d’un contrat implicite qui lui convenait. Marcel travaillait et elle restait à la maison, rien de plus normal. Et comme elle était une femme organisée, et comme elle se trouva dans cette maison une aisance insoupçonnée, elle donna à ses journées une organisation quasiment taylorisée.

Chaque tâche avait sa place au bon moment de la journée (l’improvisation n’étant pas de son goût).

Mais rien de tyrannique dans ces moments qui revenaient régulièrement. Seulement un rythme dynamique, qui lui seyait bien, car elle n’avait jamais eu les deux pieds dans le même sabot.

Et les volailles alors ?

Elle prenait la posture caractéristique du semeur, celle de Déméter déesse de l’Agriculture, celle des tableaux de Millet, ou de Van Gogh, dans la lumière d’un matin ou d’une fin d’après-midi. Enfermée dans sa main, une poignée de grains, ou de pissenlits qu’elle avait cueillis et hachés menu – pour les canards, puis les lançait devant elle, joyeuse, « Petit ! Petit ! » ; et ils accouraient tous, Resquilleur le coq nain en premier, parce qu’il avait bousculé Pigrelette la poulette grise et blanche ; ils laissaient de leur passage des traces qui l’énervaient, elle n’allait tout de même pas passer son temps à balayer leurs cochonneries devant sa maison qu’elle râlait, mais elle prenait son balai, car, elle en convenait, on n’a rien sans rien, il comptait le plaisir d’aller chercher les œufs des poules et des cannes, dans les nids de foin de la grange, et de les faire manger tout frais, à la coque, aux enfants et à Marcel !

Du cochon, de la chèvre – cette diablesse qui leur en faisait voir de toutes les couleurs, buvait le vin du tonneau à l’écurie – et de la vache, elle s’occupait rarement, c’était l’affaire de Marcel. Au Grand Champ, il y avait de quoi les faire paître, là où il faisait des pommes de terre, assez loin de chez eux.

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Et, comme ils n’étaient que quatre, que sa journée s’étalait de sept heures du matin à sept heures du soir, elle retrouva pour elle, comme à Poitiers, le temps de la fenêtre.

Celle de leur chambre.

Droite devant. Les bras ballants. Quelques instants.

Laissait flotter les draps le long du mur, laissait son regard partir, traverser le Rhône, passer derrière les peupliers, franchir la montagne, s’accrocher aux nuages, s’immerger dans la couleur du ciel, et voyager.

À l’heure de la sieste de Robert, s’asseyait – un tout petit moment seulement – dans la cour, sous le prunier ou sur le muret au-dessus du Rhône. Fermait ses yeux. Écoutait la musique des remous, sombres et vifs sous les saules, tout proches d’elle, juste au bas de l’escalier de la cour.

Puis reprenait ses occupations.

Quand cela lui venait, chantonnait en épluchant les pommes de terre, sifflait en passant la serpillière.

Le soir Marcel rentrait.

Ils se parlaient peu. Mangeaient. Allaient se coucher. Quoi faire de mieux ? Il n’y avait pas de télé et en plus, ils étaient fatigués.

Le dimanche ? Changement. Marcel présent toute la journée, pêche – si elle était ouverte – au bord du Rhône devant la maison, à la ligne ou au carrelet en période de crue, promenade quelquefois, jusqu’au Grand Champ, bricolage, jardinage, ou tout simplement, pour elle et lui, musardage dans la cour ou dans la cuisine.

Lundi sautait par-dessus dimanche et tout recommençait.

Carmen redevenait la maîtresse des lieux.

Que demander de mieux ?

Un peu plus d’argent ? sûr que cela n’aurait pas fait de mal.

Sortir ? Pour aller où ? Chez ses parents ? Beaucoup trop loin et trop coûteux.

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En fait, c’était bien ainsi. Elle estimait qu’elle n’était pas à plaindre.

 

Il y eut le temps des accouchements.

 

Elle était restée sept ans sans autre enfant que Pépée, suite selon elle, à une fausse couche provoquée par sa belle-mère qui mit la loi de 1923 dans sa poche (loi qui faisait de l’avortement un délit). Elle se souvient qu’elle avait terriblement souffert. Robert était né en 1937.

Maintenant, elle savait comment ça se passait.

Il ne fallait compter que sur elles deux, elle et la sage-femme, Mme Candy. C’est une affaire de femmes, lui disait cette dernière d’un ton bourru.

Marcel la prévenait. Elle arrivait. Costaude, fière de son expérience.

– Allez, Allez. Foutez-moi le camp de cette chambre Monsieur Mériaudeau !

Marcel préférait. Abandonnait la pièce qui, de facto, leur appartenait. Et Carmen qui n’avait pu le faire lors de la première naissance, essayait de se concentrer sur le moment imminent où elle allait mettre au monde un petit de plus, moment qu’elle jugeait merveilleux avec le recul.

– Alors Mme Mériaudeau, cette fois-ci c’est une fille ?

Mi-sourire mi-rictus : peu importe !

Ce fut un garçon. Paul.

Fut lavé énergiquement dans la grande cuvette, fut bien séché, fut enveloppé dans ses couches puis ses langes, énorme pansement blanc dont ne sortait que les bras et la tête rose foncé à peine ridée, que la sage-femme avait déposé entre les seins de sa mère. Allégée de son fardeau ventral, détendue,

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Carmen l’accueillit sur elle, heureuse de le sentir sur sa peau, et de l’entendre sucer son poing !

Dans la même chambre le soir.

Elle fit engager par Marcel le jeu des chaises musicales. Le nouveau-né prit la place à côté d’eux, poussa Robert dans le lit de sa sœur, laquelle ne manqua pas de râler, qu’elle était mieux toute seule, qu’il tirait la couverture, qu’il dépassait de son côté, qu’il lui donnait des coups de pieds. Carmen fut inflexible.

Trois jours plus tard, elle était à nouveau à son poste.

Fatiguée, les traits tirés, magnifique de courage, tellement consciente du fait que son alitement ne pouvait durer. Marcel devait retourner travailler.

Le dernier accouchement dans sa maison, ce fut en 1942.

Au début d’août, un jour de batteuse chez les Vernier. Tandis que les hommes du village s’affairaient à faire passer le blé avec leurs fourches et que les enfants du hameau, c’était un jeudi, n’en perdaient rien, ni leurs oreilles, ni leurs yeux, ni leur gorge, des vrombissements du moteur de l’engin, des balles de blé éparpillées qui voltigeaient tout autour d’eux, de la poussière qui les faisait tousser, des coups de gueule du père Vernier qui les faisaient rigoler.

Pépée était allée avertir son père.

En hâte, il ramena la sage-femme. Toujours la même. L’enfant naquit sitôt son arrivée ; Marcel avait bien fait de se presser.

Pour Carmen, enfanter était devenu facile ; elle s’en réjouissait ; ça passe comme une lettre à la poste qu’elle disait les yeux pétillants de contentement.

Cette fois-ci, ce fut une fille.

Tato, le fils des voisins d’en face, les Italiens, arriva un peu plus tard, juste pour voir.

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– Ben ça alors, on dirait un p’tit chien.

Ainsi, la quatrième de la famille entra dans le monde sous les traits d’un chiot, et, avec un prénom qui suscita une vive discussion. Louise pour Marcel. Ah ça, certainement pas ! Carmen se souvenait de cette Louise qui lui avait plu. Sans compter que mère lui avait raconté, qu’elle aussi, Carmen, avait failli porter le prénom d’une ancienne copine de Tipère. Elle s’appellerait donc autrement. Sur Jacqueline ils se mirent d’accord.

 

Il y eut le temps de la réconciliation.

 

Celui des relations normalisées avec sa belle-mère.

– Tu pourrais faire un effort, lui avait demandé Marcel.

Est-ce qu’il sait de quoi il parle ? qu’elle avait pensé.

Elle réfléchit. Elle le fit.

Un jour.

Elle quitta sa maison. Prit la direction de chez la mère de Marcel.

Comme pour les cérémonies de pardon dans les îles du Pacifique Sud, Carmen et Marthe apportèrent un cadeau. Chacune offrit à l’autre un sourire, chacune salua l’autre, le regard droit devant.

Les deux sourires, plus les salutations qui les avaient accompagnés, marquèrent le point de départ d’une nouvelle ère.

Ce qui changea :

quelquefois, sa belle-mère, Marthe, montait la rue pour aller lui rendre visite. Lui parlait de ses sorties, des spectacles de Monsieur Paul, de cette fille qu’elles connaissaient toutes deux, qui était rentrée à la maison, tenez-vous bien Carmen, les lèvres toutes bouffies de baisers.

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Et Carmen écoutait. À son tour, parlait. Des petits principalement.

Puis Marthe repartait, parfois avec Pépée.

Quelquefois, Carmen descendait. Dans la rue, ne pouvait pas manquer de se faire accrocher par la mère Bachelin ou la mère Jacquet qui lui tendaient une perche : Alors Mme Mériaudeau on se promène ? Elle répondait, poliment, sobrement le plus souvent.

Puis retournait chez elle.

Une relation plate, normalisée, hygiénique. Collée sur la plaie sèche. Sèche à l’extérieur.

 

Il y eut également le temps de la guerre.

 

Le 3 septembre 1939 – Paul n’avait pas encore deux mois – quand Marcel lui apprit que la France entrait dans la guerre ; elle observa un long silence. Ensuite, d’une voix blanche,

– Tu ne vas pas partir ? Tu es bien soutien de famille ? Hein ?

– Oui. Silence appuyé pour lui aussi ; puis, mais avec ces cons-là, on peut s’attendre à tout !

La guerre.

Le mot la révulse.

Elle pense à son père, à celui de Marcel tué la guerre à peine commencée, en 1915, aux tranchées, aux invalides aux blessés du dedans comme Tipère, aux orphelins, aux veuves, aux souffrances, aux atrocités, aux listes de noms si longues, sur les monuments aux morts.

Tout ça qui lui arrive, avec le mot ; brutalement ; masse informe qui lui tombe dessus puis l’éclabousse. Comme une bouse.

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Marcel partit dans l’armée des Alpes. En Haute-Maurienne, à Lanslebourg, là où ils affrontaient les Italiens.

Pour la France, ce fut l’effondrement. Marcel rentra, en juillet 1940, à la satisfaction de Carmen.

Cependant, dès le début de l’année 1943, il entra dans la Résistance. Elle ne s’y attendait pas.

 

– On ne va quand même pas se laisser avoir par tous ces boches, Carmen.

Elle pense qu’il a raison mais voudrait qu’il ait tort.

Elle le décide alors : elle va, à partir de maintenant, ne pas lui parler de son choix, et vivre chaque jour, après chaque jour, résignée, à l’attendre, à l’accueillir à chaque retour, ce sera sa Résistance à elle, semblable à celle de toutes ces femmes, restées une fois de plus invisibles dans l’Histoire, qui ont pourtant participé, en soutenant moralement leur homme.

Se contrôler. Au moins essayer. Elle le fera.

Mais tout se passe malgré elle. Il part encore ce soir ?

 

Déboule la hantise. À la tombée de la nuit : Rentrera-t-il ?

 

Arrive le soulagement, la journée. Il est là, avec elle et les enfants, devient le taxi bénévole du hameau, puisqu’il est le seul à disposer d’une voiture qu’il a retapée (la mécanique il en connaissait un bout depuis son stage chez Renault à Boulogne-Billancourt).

 

Cède à une marotte. Le matin quand il se lève : Tu vas où ?

 

Se laisse prendre par l’appréhension. Certains soirs, quand il arrive qu’ils soient trois avec lui, à la maison. S’est-il passé quelque chose de grave ? Que va-t-il se tramer ?

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Elle, assise sur une chaise, dans un coin du fond de la cuisine. Pourrait aller se coucher mais s’interdit de monter. Des fois que quelque chose se décide. Qu’elle ne sache pas où il pourrait être. Ne sait pas trop ce qu’elle ferait. Mais c’est comme ça, elle veut être là.

Entend,

le Pont de Cordon, tour de garde, La Cascade, au-dessus, Glandieu, ils ont tiré dedans, c’étaient eux ou c’étaient nous.

Surgit le cauchemar : si c’était lui, une autre fois ?

Les coups de fusil ou de pistolets. La mort. Les embuscades. Les exécutions. Elle pense : Comme ils en parlent ! Comme la guerre peut transformer les hommes.

 

Chaque jour, après chaque jour, le quotidien se déroulait, de plus en plus compliqué. Pour eux avec les enfants. Il y avait bien Marthe, Monsieur Paul, les voisins qu’elle sentait proches avec ces coups de main que Marcel leur donnait, mais qui, dans le même temps lui foutaient la frousse : S’ils savaient ? S’ils le dénonçaient ?

 

Jusqu’en 1945.

 

Temps de l’installation, temps des accouchements, de la réconciliation, de la guerre, ne sont en fait qu’un temps unique, linéaire, celui de son histoire. Qu’elle n’a pas perçu au rythme du réveil de sa cuisine, dans son univers familier tellement troublé.

Que fut-il exactement pour elle ?

Sa force avait été de l’assumer pleinement, avec ses composantes contrastées de plaisirs et de peines.

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Il y eut le temps des ajustements.

 

Un peu avant la capitulation allemande, Carmen mit au monde son cinquième enfant.

Adepte de la modernité quand celle-ci lui semblait acceptable, elle décida que désormais, elle irait accoucher à Belley. À la toute nouvelle Maternité.

Elle en revint avec un garçon, Jacques.

Trois ans plus tard recommença, pour une fille, Suzanne. Le rythme se resserra, passa à deux ans, avec la suivante, Nicole. Puis le rythme se précipita. Un an.

Sa fille Jacqueline, qui a grandi, l’observe. À neuf ans, comme elle autrefois.

Juillet de l’année 1952.

Dans son tablier sans manches, de vichy à carreaux bleus, fortement convexe au niveau du ventre. Sous le prunier, elle s’appuie contre le dossier de la chaise, soutient sa tête de sa main droite, éponge son front qui transpire. Elle a tiré ses cheveux en arrière pour avoir moins chaud. Elle ne s’aime pas comme ça, mais tant pis elle est mieux ainsi. Comme elle a l’air fatiguée, avec ses yeux cernés.

Elle est enceinte de Bernard

Accouchera au début d’août.

Trois mois de plus, c’est sa fille aînée qui est enceinte. Puis elle, à nouveau, juste un peu après.

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Épouse, mère, ménagère, depuis un certain temps, Carmen estima soudain, qu’elle avait accompli sa mission de procréatrice.

Elle n’en aurait pas un de plus !

Féministe avant l’heure mais sans le savoir, bien avant la pétition des 343 salopes, elle revendique auprès de son époux, le droit à l’avortement. Fermement. Discrètement cependant, l’avortement n’étant toujours pas dans l’air du temps.

Depuis 1937, ça n’arrêtait pas, entre les moments où elle était enceinte, les périodes d’allaitement, les accouchements, son corps n’avait pas eu de repos. Ils voulaient des enfants, huit ils en avaient, quatre et quatre, ils étaient donc satisfaits. Et puis, Marcel, est-ce qu’on a les moyens de continuer ? Hein ?

Marcel est d’accord ; exact, ils n’ont pas les moyens, mais c’est elle qui voit, pourvu que ça se passe bien.

Alors, se fit conduire par lui à St-Genix-sur-Guiers. Rencontra en consultation le docteur P., dont, renseignements pris, elle savait qu’il n’était pas trop « regardant ».

Quelques jours plus tard, il arriva à Cordon.

Jacqueline se rappelle.

Dans la maison, un silence inhabituel. Puis, des pas qui résonnent sur l’escalier de bois, ceux du docteur, ce grand gaillard qui est arrivé avec sa sacoche noire et qui monte dans la chambre pour voir sa mère. Marcel, son père en bas, attend. Fume, cigarette sur cigarette. Le docteur redescend, après un certain temps, qu’elle a trouvé long, qui la tracasse, car elle croit que sa mère est malade.

– Alors docteur, ça ira ?

– Ne vous inquiétez pas M. Mériaudeau, ça ira. Comment vous vous en tirez avec les enfants ? Car il ne va pas falloir la fatiguer !

– J’ai une petite mère avec moi, qu’il lui répond en la montrant du doigt.

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Magie du temps qui passe. C’est au tour de sa fille, maintenant.

 

La petite maison-noix était maintenant pleine à craquer.

Curieusement cependant, Carmen laissa constamment inoccupée, une des deux pièces du bas ; « de l’aut’côté » c’était son nom ; au coucher et au lever, la traversaient, comme le font les courants d’air.

Dans la seconde alvéole du haut, ils avaient poussé les lits, installé un troisième matelas et sommier. À six dans la chambre des enfants (Pépée, institutrice, vivait sa vie), tête-bêche ou côte à côte, ils tenaient bien.

Trop petite sa maison ? Elle trouva une solution.

Pour les beaux jours seulement : elle l’ouvrirait sur l’extérieur.

Et laisserait aller les grands dehors, garçons et fille. Elle n’allait quand même pas s’embarrasser des problèmes de la rue qu’avaient soulevés ses parents pour elle.

Grâce à son idée, ils découvrirent la liberté.

Vous allez DEHORS ! qu’elle leur disait.

Dans la cour, sur les bords du Rhône (à condition qu’elle sache où), sur la route et Surcour (au-dessus du hameau), au pré Brun.

Ils ne savaient pas, au début, que ce qu’ils prenaient pour de la Liberté, n’était en fait que de la Liberté Surveillée. Les gamins des voisins rapportaient à leur mère les conneries qu’ils avaient faites, eux, les enfants Mériaudeau, pas les leurs bien sûr, et les bonnes voisines attendaient le temps qu’il fallait, laissaient mijoter l’information puis, le moment venu, Carmen montée dans la rue, lui révélaient ce qu’elles avaient fait réchauffer juste avant de la rencontrer. Souvent, pour eux,

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c’était l’engueulade suivie de : Recommencez, vous aurez une tournée !

 

Quoiqu’il en fut,

eux, dehors, firent, grâce à elle, un bel apprentissage des saisons et de leur environnement.

Au printemps, dénichaient les nids mais se gardaient bien de le lui dire : je vous interdis de dénicher les nids ! sur le chemin de la Clopette et au pied du château, cueillaient les violettes blanches et bleues, les scilles, les jonquilles et les narcisses dont ils connaissaient les « coins », lui rapportaient leur butin en bouquets qui lui décrochaient un sourire, qu’elle mettait dans un verre à condition qu’ils lui plaisent, sinon suivait : Foutez-moi ça en l’air, les primevères ils les avaient cueillies pour cueillir, sans réfléchir, des fleurs sans odeur qui tiennent tout juste une journée, bien mieux sur pieds !

Le long de la route jusqu’au lavoir, ramassaient les escargots, qu’elle faisait baver plusieurs jours dans sa grande bassine avant de les cuisiner, c’était beaucoup de temps pour ces gastéropodes, beaucoup de temps d’accord, mais elle les régalait ses gosses et Marcel !

Apprirent le temps des renards, du gazage des terriers pour faire sortir renardeaux et adultes, après quoi il suffisait d’un coup de fusil pour les tuer ; et eux, autorisés par leur mère, pouvaient passer dans les hameaux, fiers d’exposer les trophées – les bêtes, étalées sur une brouette – afin de récolter des œufs.

Découvrirent la mi-mai, à la route toute verte, verte de luzerne que le père Vernier y étalait pour qu’elle sèche.

Dans le même temps, commençaient, car l’eau du Rhône ne leur glaçait plus les pieds, à soulever les grosses pierres sous lesquels se cachaient des poissons.

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Les interminables parties de gendarmes et voleurs, les blés d’or, avec la batteuse suivie du moment d’aller glaner – Carmen les y expédiaient, ils adoraient –, c’était l’été.

À la même saison, passaient les soirées dans la cour, tous ensemble avec les parents. Tous. À attendre que tombe la fraîcheur. Assis sur l’herbe ou sur une chaise ; mais pas n’importe où ; dans un espace bien circonscrit par le feu de bois et la fumée qu’il dégageait, répulsif de ce temps-là, qui s’étalait autour d’eux, leur picotait les yeux, collait son odeur à leurs cheveux ; mais c’était le prix à payer, ça, ou les moustiques ! Qui les attaquaient chaque soir en escadrilles grises, piquaient, puis décollaient en zigzaguant et s’élevaient au-dessus d’eux. Le feu éteint, le répit prenait fin. Eux montaient se coucher.

L’avantage revenait alors aux bestioles. Étaient en moins grand nombre cependant. Dans les chambres, fenêtres ouvertes. À peine allongés dans leurs lits, ils tendaient l’oreille pour capter le bzz bzz qu’ils redoutaient, et il arrivait, les agaçait, les faisait gesticuler, s’engueuler aussi, les uns étant pour l’attaque, les autres pour le repli sous les draps.

Carmen, le lendemain matin, apaisait les démangeaisons avec du vinaigre de vin.

La fin de l’été, la voyaient venir, juste en haut du hameau, aux pommes mi-août du Père Célestin, blanches, qu’ils chipaient parce qu’elles étaient juteuses, douces et tendres. C’était aussi le temps des grenouilles, attrapées avec un bout de chiffon rouge, dans les losnes où elles pullulaient.

Ils passaient finalement beaucoup de temps dehors. Sa solution s’avérait efficace.

Et puis arrivaient les vendanges, l’alambic, les châtaignes, la rentrée. Ils reconnaissaient l’automne.

Les cris du cochon, attaché à une ficelle au-dessus du cuvier, les faisait entrer dans le plein hiver. Carmen n’aimait

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pas qu’ils assistent à « la » scène, mais appréciait les fricassées qui en découlaient, variante dans les menus quotidiens.

Mais l’Hiver !

L’hiver, autre paire de manches !

Il fallait y rester dans la maison. Toute petite et froide.

Ils avaient pourtant changé le poêle à bois pour un fourneau à charbon, mais elle avait beau ferrailler les boulets incandescents, la chaleur ne montait pas plus dans les chambres. Le matin, quand elle ouvrait les fenêtres, après les avoir réveillés, elle les faisait s’émerveiller en leur montrant, sur les vitres, le givre, qui avait assemblé des éclats d’étoiles, en bouquets lâches de feuilles d’acanthe, blanches, fragiles, étincelantes.

Elle décréta alors le temps des bouillottes.

Le soir, remplies montées et placées dans les lits par elle. Puis, régulièrement, un qui se plaignait « aïe j’me suis brûlé ! » « Bougres d’ânes je vous avais prévenus ! » répondait-elle à tous en anticipant la plainte suivante.

Les fins de journées, ils n’avaient pas d’autre choix que rester dans la cuisine. À huit, ou neuf, plus le chien, dans la douce chaleur du fourneau – à condition d’en être assez éloignés sinon elle leur mettait le feu aux joues –, dans la vapeur odorante qui s’échappait du faitout où cuisait la soupe, dans l’agréable et longue senteur – exceptionnelle car les fruits coûtaient cher – des écorces d’oranges qui séchaient au-dessus du feu, dans la fumée des cigarettes, dans la musique monocorde des tables de multiplication, dans celle plus variée des fables de La Fontaine ou des poèmes de J. Richepin, dans les gazouillis des plus petits, les gémissements du chien qui rêvait sous la table, le museau allongé entre ses deux pattes ; dans leur cuisine, où la buée tenait lieu de rideau.

Le moment venu, Carmen les interpellait.

À table !

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Servait la soupe. Marcel en premier.

Les cuillers entraient alors dans l’orchestre.

Et, la musique terminée, c’est-à-dire la soupe, au lit, tout le monde allait, juste après les bouillottes.

Carmen, qui savait qu’ils n’allaient pas trouver leur sommeil rapidement, car il était trop tôt, les laissaient faire dans la chambre d’à côté.

Entendait leurs fous rires, puis le démarrage du « jeu des initiales » qu’elle écoutait un moment. Les grands passaient en revue les habitants du hameau ou du village dont il s’agissait de faire trouver le prénom ; ces prénoms qui leur paraissaient insolites, dont ils donnaient les deux initiales, celle du début, celle de la fin. Le premier qui trouvait prenait la main !

« L., C. » ? Léontine Chatelain !

« A., P. » ? Anthelmine Peysson !

« E » Ernestine… la seconde initiale disparaissait, aspirée par le sommeil.

Carmen n’avait rien contre ce jeu, ancêtre embryonnaire, du « Mot le plus long », jeu innocent, tout simple, tout bête, qui les amusait. Au moins pensait-elle, il est la preuve qu’ils connaissent un peu les gens autour d’eux.

 

 

Les immédiates années d’après-guerre, furent celles de la dèche.

« Qu’est-ce qu’on en a bavé ! » ponctuait les évocations de ces années-là ! Pas d’allocations familiales (pourtant instaurées depuis 1932) parce que Marcel avait le statut de travailleur indépendant. Pas de bourses non plus pour le collège. « Pas un rond » disait-elle – en souriant ou non, tout dépendait du moment – et bien plus de besoins.

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Ils innovèrent donc.

Marcel :

– Si je cultivais du tabac ?

– Pourquoi pas ? Ça sera toujours ça en plus lui avait-elle répondu.

Et il avait cultivé du tabac. Apprit à lisser les grandes feuilles, à les trier, à en faire des manoques avec les garçons. En tira quelques sous.

Elle :

– Si je fabriquais des fleurs en plastique ?

Elle se mit à fabriquer des fleurs en plastique, pour un commerçant de la ville voisine, des œillets, des pivoines, des églantines, des fleurs affreuses mais elle s’en fichait ; au noir, pour un salaire de misère ; c’était toujours ça en plus – comme pour le tabac.

Bien sûr ils continuèrent à miser sur vache cochon chèvre et volailles, avec pour ces dernières, les mêmes aléas que chez les « vrais » paysans : une année bonne et l’autre non ; le renard, le putois, les œufs clairs, les violents orages de grêle qui remplissaient d’eau une partie de la grange devenue écurie, les œufs couvés qui flottaient sur la paille, l’oie dessus, même pas impressionnée, les canes qui s’en allaient couver ailleurs, et une qui revint une fois, de l’île, un caneton, un seul, sur son dos.

Carmen qui donnait tous azimuts, avec courage, dut recourir à certains trucs !

Côté cuisine par exemple.

Se contenta d’aller au plus simple. À sa carte, deux plats emblématiques : patates au four dans leur peau, et, tranches fines de hotus bourrés d’arêtes – leur pain quotidien – pêchés par Marcel puis Robert et Paul, qu’elle seule avait l’art de faire griller dans la poêle, magnifiant les arêtes en piques dorées, croustillantes et salées qui faisaient passer la saveur écœurante

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de la chair. Pour le reste elle puisait dans les recettes du Maupas.

Côté ménage et petits.

Elle donna dans les habitudes ou les mentalités, celles sur lesquelles elle avait plus d’une fois réfléchi. Du temps avait passé, mais pas assez ; de titans pour les déraciner point n’étaient venus.

Aussi se laissa-t-elle prendre par elles, sans sourciller, comme si c’était naturel, et promut sa seconde fille au rang de « petite mère ». Après tout, c’était le destin des filles. L’éducation passée et actuelle, leur « nature », et même l’État s’employaient à la conforter dans cette voie ! Le Maréchal Pétain n’avait-il pas fait élaborer la « Charte de la Famille » ? Fait de la fête des mères une fête nationale ? – de l’esbroufe tout ça avait-elle pensé, mais c’était là ! – Le général de Gaulle n’avait-il pas appelé à faire douze millions de beaux bébés en douze ans ? La ménagère n’était-elle pas omniprésente dans la publicité qu’elle ne voyait pas mais qu’évoquait sa belle-mère ? Celle-ci l’avait, sur le coup, bien amusée « Pour elle, un Moulinex, pour lui de bons petits plats », puis réflexion faite, ne l’avait pas trouvée à son goût.

Et puis, Carmen s’en rendait compte.

Elle n’aurait pas tenu le coup, si elle n’avait pas mis les plus grands à contribution. Elle sentait bien par exemple, qu’elle perdait patience. Déjà, elle le reconnaissait, qu’elle n’en n’avait pas à revendre. Pour les plus grands en particulier, elle s’était émoussée, avait donc fondu en quelque sorte par petits bouts, pour se transformer en vivacité : un mot de travers, un ordre non exécuté sur le champ, une peur qu’ils lui avaient faite et pof, tombait la claque, ou la menace d’une raclée (que sa promptitude ne laissait pas s’installer dans un futur proche) ou, quelquefois, tombait autre chose, un objet, ce qu’elle avait sous la main !

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Jacqueline se le rappelle,

ce matin où, avec son frère Jacques, ils avaient quitté la maison à son insu, pour aller relever le filet qu’ils avaient posé la veille dans le canal, vers le pré Brun ; ce matin où la joie de l’interdit l’empor-tait largement sur le résultat de la pêche. Elle, leur mère, ne sachant où les trouver, s’affola, où étaient-ils passés ? Quelle sérénade à leur retour et quelle fuite vers la grange pour échapper à ses coups de pique-feu qu’elle avait attrapé, parce qu’il était près d’elle, quand ils étaient rentrés à la maison.

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Il y eut le temps de la redécouverte de l’école.

 

Marcel travaillant, Carmen étant à la maison, il était évident que le suivi des enfants à l’école lui incombait.

Elle occupa donc sans peine la place dominante dans ce domaine. Néanmoins, sur le fond, l’accord entre Marcel et elle se révéla sans faille. Pas question que leurs enfants vivent ce qu’eux deux avaient vécu. D’ailleurs, Carmen s’en souvenait comme si c’était hier, de la promesse qu’elle s’était faite à onze ans, quand son père lui avait refusé le certificat d’études primaires : l’école serait l’objet de tous ses soins et elle le fut jusqu’à la fin des années cinquante !

Dans leurs yeux, (Marcel et elle) « école » allumait des lueurs d’espoir, faisait pétiller des éclats ; dans leur ciel, il fit briller une nouvelle constellation, située entre l’Écu de Sobieski et les Cheveux de Bérénice ; École Normale, c’était son nom, – Schola Norma, en dénomination officielle – qui lui fut donné en l’honneur d’une institution née au XIXe siècle, emblématique des soutiens à la République.

Quand il la décrivait, Marcel la présentait comme une traînée claire, presque éblouissante, parée d’une poussière de feux qu’il appelait études payées, ascension sociale assurée, métier prestigieux, congés payés, vie de fonctionnaire, place reconnue dans la société ; et Carmen qui acquiesçait. Et eux, ceux de la première vague, les aînés, qui finissaient par penser, que oui, prendre le chemin initiatique de l’école les y conduiraient ; le troisième cependant, joua les trublions, introduisit

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pour lui et pour la seconde vague, celle des plus jeunes, la diversité dans la maisonnée ; cette constellation ne l’intéressait pas ; il serait ingénieur. Quel coup ! Marcel ne se laissa pas désarçonner pour autant, joua le principe de précaution et reprit son argumentation. Il dut cependant se faire violence, céda, et prit donc le risque… de l’innovation.

D’un commun accord, ils appliquèrent sans restriction la règle qui leur avait manqué : leurs gosses fréquenteraient assidûment l’institution : école, Collège (ou le Cours Complémentaire) et Lycée, en dépit des frais qui en découleraient. Coûte que coûte, ils assumeraient, se débrouilleraient d’une manière ou d’une autre.

À la maison, tous eurent à composer avec une nouvelle Présence. Permanente, invisible, toujours bien intentionnée, inflexible.

Avec Carmen pour complice.

Bien sûr, elle ne connaissait rien de la pédagogie, ignorait les théories de Vygotski alors en vigueur, mais elle introduisit, sans le savoir, quelques éléments de cette prose savante dans la sienne toute ordinaire.

Ainsi, à la fin de l’été, les aidait à se réapproprier la rentrée ; savait leur redonner l’envie de recommencer. Au moment opportun. Celui que sa perspicacité lui faisait deviner : à quelques signes annonciateurs. Dont elle guettait l’arrivée.

Quand…

Les jours raccourcissant, les soirées fraîchissant, les hirondelles sur les fils se rassemblant, les parties de gendarmes et voleurs ne les enthousiasmant plus, elle les sentait atteints d’une espèce de langueur : ils tournaient en rond, ne savaient plus quoi « faire de leur peau », se levaient grincheux, cherchaient des histoires ; la preuve était établie que le temps des vacances tirait sa révérence.

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Alors, elle captait leur attention :

– les enfants, vous avez oublié ?

– ?????

– Oublié la rentrée !

– Ben non…

Coupant court à leurs possibles improvisations, elle synthétisait pour eux sa pensée :

– ils allaient bientôt retrouver les livres (elle insistait sur le mot) qu’ils appréciaient et qui devaient commencer à leur manquer. « Coco le corbeau » par exemple – elle savait qu’ils se le disputaient cet unique exemplaire de lecture courante ! Mais, attention, pas de rentrée sans cartables préparés !

Cartables préparés, ils n’ignoraient pas, bien sûr, ce que cela impliquait.

Ouais, bonne idée ! Tout de suite ? Où ? Dans la cuisine ? Dehors devant la cour ? On sort le matériel ?

– Y’a pas le feu ! (elle avait bien joué et se gardait de le faire paraître), elle prenait seulement les devants et, à l’instant « T » ils démarreraient, en attendant des plus grands qu’ils prennent en charge les petits, tandis qu’elle s’occuperait du reste.

Un peu plus tard, en un rien de temps, ils se mettaient à vibrionner.

Dans la cuisine transformée en boutique de cordonnier.

Marron, blanches, marron, blanches,

Petites masses de cirage informes et molles, posées, étalées, étirées pour ne pas gaspiller.

Marron, blanches, marron, blanches.

Carmen affichait sa satisfaction ce qui gonflait la leur.

Bientôt, au bas de l’escalier, alignés : galoches fraîchement ressemelées, plus cartables de cuir cousus main par Marcel, dépoussiérés, brossés, cirés, lustrés. Prêts pour la rentrée.

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Et revenait le chemin de l’école.

À la croisée de la Clopette, la grappe des écoliers du Port se grossissait des grains de la Pierre ; ils s’emballaient avec leurs derniers hauts faits. Parfois, quand ils étaient en avance, prenaient l’itinéraire par le « col de Roncevaux » c’est-à-dire par le plateau. Se gardaient bien de le dire à leur mère ; elle aurait certes apprécié qu’ils se souviennent de l’histoire du preux chevalier Roland, mais à ses yeux, le passage était dangereux.

Ensuite ?

Elle s’investit au maximum dans le suivi des leçons.

Entre le « quatre heures » les petits la soupe du soir les volailles nourries fermées, dégagea une place. Absolument nécessaire, d’après elle. Ainsi fit d’une pierre deux coups : les surveilla et, du Cours Préparatoire au Cours Moyen, refranchit tous les échelons. Quels effets sur elle ? De la délectation, beaucoup, de l’irritation, pas mal. Des surprises malgré tout, quand…

… presque à l’identique, elle retrouva l’univers qu’elle avait découvert avec Mademoiselle.

En effet, il lui sembla que… non elle ne se trompait pas, à les écouter réciter leurs leçons, que les programmes n’avaient guère changé ; une remarque qui la renvoya au chapitre des habitudes, X fois consulté par elle, et ma foi, considéra que modifier ces programmes et leurs exigences devait être une sacrée paire de manches… du bout de sa lorgnette elle voyait bien les levées de boucliers hostiles aux transformations… En 1962 seulement, elle trouva du nouveau, mais eut à peine le temps d’y goûter, les deux derniers quittant le primaire.

Et donc ?

Et donc s’employa à répondre aux attentes : la tradition du par cœur étant encore en vogue, elle l’exigea tout en confortant ce qu’elle avait appris. Ces soirs de récitation de leçons,

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ceux de l’Histoire en particulier, tandis que les rois de France et les périodes de régence lui redevenaient familiers, elle buvait son petit lait. Avec conscience et avidité.

Se retrouva aussi face à face avec « ses » poètes : Richepin, La Fontaine, Victor Hugo, Lamartine, Rimbaud. Eux encore ? Tout décatis sans doute. Mais retourna cette pensée comme on le fait d’une chaussette ou d’une crêpe : ils n’étaient nullement marqués par les années. Bien au contraire ! Ils étaient frais. Et même, d’une fraîcheur inouïe, qui l’embrasait ! Oh ces poésies qu’elle exhuma de sa mémoire, un peu fripées d’abord, puis très vite étonnamment lisses ! Que de joie elles lui procurèrent, et d’estime de soi également (elle avait dû y mettre beaucoup du sien pour s’en souvenir aussi bien !). Quelle jubilation quand elle se rappelait mieux qu’eux. Elle n’en revenait pas.

Se mit alors à s’interroger sur le fonctionnement de la mémoire et voilà que, pour l’expliquer, elle puisa ses images dans le paysage qui l’environnait. La mémoire, eau qui court, souterraine, dans les massifs calcaires, se disait-elle sourire aux lèvres ; qui entraîne avec elle des pans de notre histoire, les infiltre vers le passé, leur fait emprunter les passages secrets d’un réseau de galeries et de cavités (ça, plus d’une fois s’en était rendue compte sur la colline des Pierrailles) ; où ils s’accumulent, stagnent, disparaissent pour certains, tandis que d’autres, sous l’effet de mouvements invisibles, inattendus, refont surface, nus de tout ce qui les entourait, ou au contraire intacts, denses comme au premier jour de leur existence, quasiment « vrais »…

comme ses poésies apprises il y avait trente ans, ou aussi des moments historiques de sa dernière année d’école. Toutefois, elle dut en convenir, elle n’avait pas la clé de ce fameux resurgissement. Et ce ne serait pas demain la veille ! Alors, faute d’explication, tout ce qu’elle pouvait faire de mieux pour

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eux, c’était de se montrer exigeante voire tatillonne pour la récitation des leçons. Ce qu’elle fit.

Néanmoins. Dans cette affaire,

tout ne fut pas qu’éblouissement. Combien de fois lui mirent les nerfs en boule, qu’elle avait déjà à fleur de peau, ces bougres d’ânes, ces malins qui jouaient les mariols au lieu de se plonger dans leurs cahiers, qui prétendaient tout savoir et qui ne savaient rien, qui, tel soir, mettaient tellement moins d’ardeur qu’elle à apprendre les leçons nouvelles !

Très vite cependant.

Elle sut.

Ils travaillaient bien ; très bien.

La nouvelle eut tôt fait de traverser les hameaux. La première fois qu’elle l’entendit, de source sûre, celle de l’institutrice, ce fut à une soirée du Sou des Écoles que Marcel présidait, organisée peu avant Noël, pour une distribution de cadeaux. Elle qui ne sortait presque jamais, quitta ce soir-là son tablier, mit une robe simple, cranta ses cheveux sur le côté et partit, presque intimidée. Arriva à l’école.

Elle, dans la classe !

Trente ans, depuis qu’elle avait quitté la sienne !

Comme celle-ci lui ressemblait !

Personne ne pouvait deviner ce qu’elle ressentit, la bouffée de jeunesse qui l’assaillit, la mettait en émoi. Un instant suffit à lui faire tout retrouver comme si un tourbillon les avait déposés là, devant elle, fossilisés par le temps, ceux de ses onze ans : bureau sur l’estrade, pupitres alignés ornés des encriers au rebord blanc nacré, tableau noir et baguette de noisetier juste à côté, boîtes de craies, pleins et déliés de la date, et au fond, comme avant pour elle, une bibliothèque. Cadeau suprême : l’odeur, patchwork d’odeurs libérées par le bois des pupitres, le parquet ciré, l’encre, les livres et cahiers

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empilés, les cendres encore tièdes sous le poêle ; senteurs enivrantes.

On l’observait

Elle ne le remarqua pas. Elle n’entendit rien de ce qui se disait mais sa fille si : c’est Madame Mériaudeau, oui c’est Mme Mériaudeau, eh ben, c’est pas souvent ; Mme Mériaudeau ? La femme de Marcel ? Oui, c’est bien elle ; une seule fois elle fut Carmen. Comme elle était impressionnée Jacqueline, qu’on la nomme « Madame », et non la mère machin comme celle des autres gamins de l’école.

Elle.

Sur son petit nuage.

Planait.

Enjamba les années.

Sentit la caresse des couleurs du temps retrouvé, cachées en elle.

Dans sa classe elle était.

La voix de l’institutrice, l’en sortit.

Elle la vit, Mademoiselle Truffier. Grande, yeux vifs. De sa bouche pincée surlignée d’un fin liseré gris – que ses enfants lui avaient décrit comme étant une moustache – sortaient des mots mélodieux ; des mots élogieux ; des mots teintés de bleu, comme l’avaient été ceux de Mademoiselle autrefois.

« … ! »

– Vous pouvez en être fière ! M. Mériaudeau aussi !

Elle l’était, oui, et lui pareillement. Cependant, mit sa fierté dans sa poche, avec, comme le disait sa grand-mère Castel, le mouchoir par-dessus. Elle eut un doux sourire, ajouta qu’ils s’en donnaient la peine, et remercia, et tandis qu’elle le faisait, d’autres mots stimulés par les propos entendus, défilaient dans sa tête, vigoureux, la remplissaient d’aise, ils réussiront, se

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sortiront de leur miséreuse case de départ, et pour eux deux, Marcel et elle, ce sera une victoire.

Cette certitude qui pesait sur elle (elle avait pensé réussiront et pas réussiraient) fut confortée quelques années plus tard.

Quand elle découvrit la distribution des prix.

Dans la grande cour du Collège Moderne de Belley. Des gradins y plongeaient pour la circonstance ; juste en face, à l’ombre de deux majestueux marronniers, une longue table réservée aux officiels.

Un événement de fin d’année scolaire, qu’elle n’aurait pour rien au monde manqué. Qui l’apaisait et la stimulait en même temps.

Un couple de semaines avant, elle commençait à y penser. Mais n’en parlait qu’avec elle. Abordait le sujet un peu comme autrefois celui de la « chine » avant qu’elle entre dans les grandes maisons bourgeoises. S’interrogeait sur le comment ça se passerait. Et chaque fois se faisait la même sage réponse, puisqu’ils allaient être récompensés, cela ne pourrait que bien se dérouler. Mais ça la titillait quand même.

Marcel aussi y assistait.

Arrivaient.

Bien avant le début.

S’installaient.

Pas en bas, trop près des « autorités » qui récompensaient ; car dans ce genre d’événement, la trop grande proximité des principaux acteurs fait battre le cœur plus vite qu’il ne le faudrait ; c’est donc en haut des gradins qu’ils se plaçaient. De là, dominaient la scène, prenaient de la distance. La suivaient de bout en bout. Ne se laissaient distraire par rien. Elle surtout, ne voulait pas en perdre une miette de ce spectacle qui nourrissait ses espoirs.

Deux silhouettes, un peu raides, silencieuses, recueillies. Deux silhouettes en attente.

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En attente du discours. Puis de la liste égrenée des lauréats et de leurs qualifications. Prix d’Excellence, Prix d’Honneur, Premier prix de Mathématiques, de Français…

Entendaient les noms de leurs enfants. Avalaient à grandes gorgées l’air qui portait ces noms jusqu’à eux. Déglutissaient lentement ce plaisir.

Et chaque début de juillet, durant les années cinquante (et même jusqu’au début des soixante car après elle n’eut plus lieu) même séance solennelle.

Mais ils ne se lassèrent pas.

D’embrasser la scène.

De la manger des yeux.

De les suivre pas à pas : descente des gradins, salutations, accueil des félicitations et encouragements, réception des récompenses, puis remontée vers eux deux, bras chargés, fiers, tout sourire.

Carmen et Marcel puisaient dans cette cérémonie une énergie nouvelle, qui les calait sur la trajectoire de sortie du tunnel ; qui les conduisait à leur réussite.

Les aînés firent donc entrer les livres dans la maison. Plus tard, les plus jeunes.

 

Carmen en prit le plus grand soin de ces livres.

Elle se les appropria. Comprit qu’ils lui ouvriraient une fenêtre sur l’évasion. Dès qu’elle les eut chez elle, en effet…(n’avait-elle pas vécu comme une punition du sort sa privation de lectures ? ) elle eut envie.

Envie de les feuilleter, de les picorer, de glaner ce qui lui avait manqué. Et puis, acquérir des connaissances par ce biais corrigerait peut-être une autre situation qui la troublait : depuis qu’ils avaient quitté le primaire, ils lui avaient échappé, les aînés ; plus de leçons à faire réciter, plus de nouveautés à se mettre sous la dent ; tout ce qu’ils apprenaient les séparait

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d’elle, créait des blancs entre eux, des vides en elle. Alors… Alors oui, à condition qu’elle s’autorise ce plaisir désormais accessible et qu’elle ait du temps. Et si elle n’en avait pas ? Attendrait. Il viendrait, elle le savait. De toutes façons, pensait-elle, c’est déjà bien de les avoir près de soi, à portée de main.

Dès lors, sur une étagère de son armoire à linge, elle les aligna ; silhouettes discrètes d’une Présence insolite, livres d’Histoire, de Géographie (notamment sur le Bugey), Romans, Anthologies poétiques, Histoires des Ballets, etc. devinrent aussi sa récompense.

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Il y eut le temps de l’encadrement religieux des enfants.

 

Catholiques par héritage, puis par conviction, Carmen et Marcel avaient transmis à la génération de leurs enfants leur identité religieuse, par le baptême, peu après leur naissance.

Toutefois, pour leur éducation religieuse, Carmen estima que l’enjeu ne pouvait se mesurer à celui de l’école ; elle décida donc de s’investir dans ce domaine, juste ce qu’il fallait.

Et d’abord, vis-à-vis de la paroisse : ils n’avaient pas le sou, ils s’acquitteraient cependant scrupuleusement du denier du culte, mais donneraient peu. Chaque année, elle prit donc l’habitude de rencontres impromptues avec le nouveau curé Pépin. À l’automne ou au printemps. Arrivait le moment où la longue soutane noire prenait place au centre de la fenêtre de la porte.

– Entrez donc M. le Curé.

Il entrait ; un peu plus tard repartirait, glissée dans l’une des poches de sa soutane, l’enveloppe qu’elle lui avait préparée.

Elle entretenait avec lui les meilleures relations : l’accueillait avec le sourire, le faisait s’asseoir dans la cuisine, lui offrait le café, répondait avec sérénité et fermeté à ses questions, lui donnait à voir sa famille (car il ne fallait pas la croire tombée de la dernière pluie, il venait aussi pour ça : comment élevait-elle ses enfants ?).

La conversation, s’engageait naturellement et régulièrement sur le même thème :

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– ?

– Oui M. le Curé, ce sont eux vos prochains communiants (elle les pointait du doigt).

– … ?

– Jacqueline dix ans, et Jacques sept.

– … ?

– Lui c’est sa première année de catéchisme, elle, terminera l’an prochain, avec vous, puisque ce sera l’année de sa Communion solennelle.

– … ?

– Oui, ils vont tous les deux au même endroit, chez Mme Légeron qui a remplacé Mme B.

 

Puis le prêtre glissait vers le thème annexe de la fréquentation de l’église.

– … ?

– Je sais bien que vous aimeriez qu’il en soit autrement, M. le Curé, mais que voulez-vous, je ne peux pas, chaque dimanche, les emmener à la messe. (Elle s’appliquait à parler calmement).

Et en effet.

Elle n’assistait avec eux qu’occasionnellement à la messe ; il le savait bien, ce qui ne l’empêchait de la solliciter, car soutenir la pratique dominicale dans sa paroisse devenait une urgence, d’autant plus que la déchristianisation commençait à pointer son nez dans le diocèse où, même le Grand Séminaire de Belley, ne faisait plus le plein. Et puis, son attitude à elle causait des dégâts collatéraux ! Comment Mme Mériaudeau, voulez-vous que vos enfants fassent leur Communion ? Comment pouvait-elle s’affranchir de cette obligation, qui le mettait dans une drôle de situation ?

– M. le Curé…

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M. le Curé n’entendait pas ce qu’elle ne lui disait pas explicitement : qu’elle souhaitait vivre sa foi, avec un fort esprit d’indépendance ; elle priait chaque soir, communiait exceptionnellement, ne manquait ni les Rameaux ni Pâques, rendait à sainte Thérèse un culte particulier, personnel, intime, à propos duquel elle ne donna jamais aucune explication ; quant au reste…

– La présence à la messe, eh bien M. le Curé je fais comme je peux ou plus exactement comme je le ressens !

Évidemment ce propos heurtait le magistère moral du curé Pépin qui s’entêtait à vouloir la convaincre de faire davantage.

Plus d’une fois, il revint à la charge.

– Alors dois-je penser que vous rejetez l’Institution Mme Mériaudeau ?

– Bien sûr que non ! lui répondait-elle en le regardant droit dans les yeux, histoire de le provoquer un peu. Bien sûr que non !

Seulement voilà, bien des « choses » ne lui convenaient pas, qu’elle ne pouvait pas toutes lui exposer (comment oser lui avouer que, en particulier, les prêches n’éveillaient aucun écho en elle ? ou qu’à la Confession, elle n’adhérait pas ? et à la Communion pas davantage ?). Elle, ce qu’elle cherchait c’était une relation à la carte avec Dieu, pas imposée ni cadencée par le prêtre.

Et voici qu’un jour, elle considéra qu’elle pouvait aller un plus avant, sans le froisser : elle avait certes une pratique un peu erratique mais il ne pouvait remettre en cause sa foi, il devrait donc s’y faire !

Tant de ferme sincérité déstabilisa le brave curé, qui avait bien remarqué, du haut de sa chaire, les rares fois où elle se rendait à l’église, son attitude quasi hiératique et deviné l’intensité de son recueillement, elle, juste en face de lui dans

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la nef, sur la droite, près de la statue de sainte Thérèse ; tout comme aussi sa seconde fille avait pu le découvrir : sa mère, si différente des autres, dans l’assemblée, comme seule, alors qu’elle en était au beau milieu ; isolée au beau milieu, ça alors ! Le visage appuyé sur ses mains croisées, plein de gravité et de luminosité. Dans le fond, pensait l’enfant, légèrement attristée – car en ces moments-là aussi, elle avait l’impression que sa mère lui échappait –, elle a raison de s’installer à côté de sainte Thérèse, elle lui ressemble.

 

Alors, pour rassurer le prêtre, Carmen l’affirmait, il pouvait avoir confiance en elle, elle conduirait chacun de ses enfants à la Communion solennelle.

Et pour tenir parole, commença par le catéchisme.

Pas un jeudi ne faillit : elle les avertissait au réveil, les faisait se préparer suffisamment tôt de manière à ce qu’ils aillent, à l’heure, à pied, rejoindre le lieu d’où émanaient les divines paroles. Elle exigeait qu’ils ne manquent aucune des séances. Jamais ne leur posa de questions sur ce qui s’y passait et donc, ne sut que très tard, eux devenus adultes, que les deux du milieu, commettaient de petits larcins chez leur dame patronnesse.

Que, dans la pièce où elle officiait, tandis qu’elle leur parlait de Dieu, de Jésus, de la Trinité, des Évangiles, en lisait des extraits, faisait réciter les prières, grande, osseuse, la sévérité sculptée sur son visage taillé en lame de couteau, dans cette pièce, là, sous leurs yeux, un énorme tas de pommes reinettes finissaient de mûrir, exhalaient leur odeur douce, légèrement vanillée, longue à en chatouiller tous les nez de leur groupe, tentatrice ; ne l’écoutaient plus, elle, n’attendaient que le moment où elle allait s’absenter pour surveiller son repas ; elle partie, eux se précipitaient vers le tas, dérobaient une pomme, la glissaient dans leur poche, puis se composaient

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des visages d’angelots… Sur le chemin du retour croquaient le fruit en rigolant, soutenus dans leur gaieté par la mélodie des feuilles de peupliers.

Dieu et Jésus fils de Dieu, présents au catéchisme brillaient par leur absence dans la maison. Radiés de leur vocabulaire. Mis à l’écart de leur paysage quotidien, en dépit du fait qu’étaient suspendus, un dans chaque chambre, deux crucifix avec leur rameau de buis béni. Carmen les accrocha-t-elle par tradition ? Par conviction ? Les deux à la fois ? Pourquoi pas, il n’en fut cependant jamais question, comme s’ils n’existaient pas.

À certaines occasions, quelquefois, cependant…

La religion et ou la superstition s’invitaient dans la petite maison ; pas longtemps.

Qu’ils consomment de la viande le Vendredi Saint, elle leur expliquait qu’elle serait pardonnée, puisque qu’elle ne l’avait pas fait exprès ou, voilà, elle n’avait pas pu faire autrement ! (ce qui était discutable bien sûr) ; et puis, ajoutait-elle, le poisson du vendredi n’est qu’une règle des hommes ! Ils en déduisaient (sa seconde fille en particulier, la frondeuse, non touchée par la Grâce) que le Dieu du jeudi était magnanime ou pour le moins compréhensif. Comme il l’était à Confesse, quand il lui suffisait de quelques Salut Marie ou Notre Père pour effacer leurs péchés !

Qu’ils découvrent que leur dame patronnesse faisait coucher Martin, son commis, sur la paille avec les vaches, alors qu’elle ne manquait pas de chambres dans sa grande maison, leur laissait penser que le dieu du jeudi était bien inconséquent (eux ils n’employaient pas ce mot ils disaient tout simplement il voit que ce qu’il veut, ou, il est bigleux, ou encore – mais pas devant leur mère – il a des peaux de saucissons devant les yeux, car, mine de rien, ça les tracassait ce comportement en décalage avec ce qu’elle leur enseignait, et aussi ce Dieu qui

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ne lui adressait aucun signe de réprobation). Sur ce sujet, leur mère pas très convaincante les renvoyait au : commencez par balayer devant votre porte, qu’elle avait bien connu du temps de sa jeunesse.

De temps à autre, ainsi, ils touchaient à la complexité du message.

Jésus, Dieu, rentraient en force à la maison, chaque veille de Noël, sans que les enfants en prennent vraiment conscience, quand Carmen entonnait les cantiques qu’ils adoraient et reprenaient en chœur avec ferveur : Minuit Chrétiens, Il est né le Divin Enfant, Douce nuit Sainte nuit, Les Anges dans nos campagnes, émaillaient leur soirée profane d’un haut niveau de décibels et de félicité ; laquelle, n’avait à leurs yeux, aucun lien avec la félicité promise dans les propos du jeudi.

 

Ainsi Carmen tint sa promesse.

 

Arriva, le temps des Communions Solennelles.

Au printemps, vers la fin mai.

À raison, sauf pour les deux premiers, d’une année sur trois ou sur deux.

Temps qu’elle anticipait en toute sagesse.

Établissait le coût de la robe et de la coiffe que les filles se passeraient ; pour les costumes des garçons, sa « culottière » convoquerait, une voisine, peu exigeante sur le prix de sa contribution qui intégrait les formes fantaisistes de ses coupes.

Faisait le compte des images pieuses à distribuer pour la célébration.

Réquisitionnait sa virtuosité pour établir le menu de fête :

consolation, le jardin de Marcel, à sa rescousse viendrait et le rendrait acceptable, soit peu coûteux ;

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radis en entrée puis patates nouvelles qu’elle ferait sauter ;

s’arrangerait à mettre quelques sous de côté pour le chevreau, qu’elle ferait mijoter, comme Marcel et les enfants l’aimaient,

et pour finir, sa spécialité, crème renversée.

 

Le jour J tout était prêt, le repas, la table, les tenues des petits et des grands, la voiture ; ils partaient.

Un peu plus tard, elle glissait dans un classeur, pêle-mêle, les souvenirs de cette belle journée. Quelques images pieuses de reste, quelques photos qu’elle tenait de M. Paul… Elle les a toutes, celles de leur Communion. Voit en souriant les robes blanches puis les aubes – dont elle n’avait pas prévu l’arrivée – les culottes courtes et les culottes de golf. Aucune ne dit les préparatifs laborieux qu’elle devait assumer, en sus de tout le reste.

Sur celle-ci, Jacqueline devant, renfrognée, engoncée dans sa robe et dans l’idée de la Communion ; de chaque côté d’elle, à l’arrière, Carmen et Marcel ; image donnée à la paroisse et à la commune, de parents dignes, responsables, accompagnant leurs enfants dans la vie.

Elle et lui, sur leur trente et un.

Elle, le visage de trois quarts face, fixe le photographe, consciente de ce qu’elle représente ; semble à la mode, vêtue de son tailleur des années cinquante qui fera aussi les soixante ; sur le côté de sa tête un petit « bibi », tout noir, qui n’a donc ni l’ampleur ni la merveilleuse palette de couleurs exacerbées de La Femme au chapeau, mais, qui laisse voir, tout autant que sur le portrait de Matisse, l’éclat et l’élégance de celle qui le porte.

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« Après », disait-elle, ils feront bien ce qu’ils voudront. Éludait ainsi le « avant » imposé, bien consciente cependant que, catéchisme et Communion obligatoires, constituaient une entorse à l’autonomie de pensée, à la liberté de conscience, qu’elle aurait aimé leur laisser. Mais bon, ça ne leur faisait de mal cet air du temps qui soufflait sur eux comme sur tous les autres gamins de leur âge.

Bien plus tard, quand elle sera vieille, fera le bilan de ce temps-là ; avait bien donné à la paroisse huit communiants, mais, combien de croyants ? Non, dans ce domaine-là, considérait avec justesse qu’elle n’avait pas été une passeuse. Mais, y avait-elle pu quelque chose ?

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Il y eut le temps de l’argent.

 

Du manque d’argent.

Temps des années cinquante, qu’elle crut suspendu. Au-dessus d’elle, sur son corps, dans son corps, dans sa tête surtout.

Temps de la camisole.

Elle, femme au foyer, s’occupant de la maison et de l’éducation des enfants, ne gagnait pas d’argent. Que de frustrations cela engendra en elle ! Que de conduites elle dut inventer pour échapper à ce qu’elle appelait la tyrannie de l’argent.

L’argent du ménage, c’était Marcel qui le gagnait. Et donc, principe bien installé dans les couples traditionnels, le mari détenait les cordons de la bourse.

Les jours qui annonçaient le vide dans ses poches se voyaient à sa mine, morne, tirée ; à son comportement aussi : prenait la mouche pour un rien ; un rien, et pof, s’enflammait comme de l’amadou.

Électriques ces débuts de matinée. Où elle allait devoir demander. Demander de l’argent et aussi devoir fournir des explications. Ces jours-là, se levait plus tôt, en même temps que lui.

– Lui : Qu’est-ce que tu fais ?

– Elle, froidement : Je me lève, ça se voit.

– Lui : Pourquoi si tôt ?

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Elle se raidissant, je ne vais pas tourner autour du pot qu’elle se dit. Et tout de go :

– J’ai besoin d’argent.

– Déjà ?

Gris acier, ce petit mot, éclair brillant comme une lame de couteau dans la lumière blafarde du matin levant. Qui la blesse, fend sa chair, sur l’instant, deux lèvres ouvertes, cuisantes. Hors d’elle la voici, vite fait, comme si elle allait bondir ou sortir des griffes.

– Je ne l’avale pas l’argent !

Et Marcel qui continue, n’a-t-il pas compris ?

– Je ne le fabrique pas tu sais !

Oh que oui… elle le sait ! Elle le sait et ça avance à quoi de le lui dire ? Est-ce qu’il sait lui, dans quelle situation il la met ? De dépendance. De tensions excessives. Qui la corsètent, l’entravent, lui coupent les ailes, lui imposent un casse-tête supplémentaire : avec le minimum, dépenser le minimum. Elle n’a tout de même pas l’habitude de gaspiller ! Dans quelle situation il la met ! Soudain cette évidence… pire que celle de sa mère ; parfaitement, pire, parce qu’elle a beau se creuser la cervelle, se convaincre qu’elle ne souffre pas d’amnésie, ne lui revient pas, mais pas du tout, que sa mère ait vécu un tel asservissement (elle lui lance le mot, comme pour provoquer en lui une secousse, consciente cependant qu’elle exagère).

Et ce geste.

Qu’elle connaît bien.

Qui la dresse contre lui, qu’elle attend, qu’il esquisse, puis se reprend. Tout ce temps, qu’elle vit si long, et qui n’est quoi ? Trois fois rien, quelques secondes tout au plus ; met la main à la poche arrière de son pantalon, en extrait le portefeuille, l’ouvre, en sort, un, deux, trois, billets qui semblent lui coller aux doigts, trois billets de mille francs qu’il lui tend :

– Tiens ça te suffira.

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Ça te suffira, qu’entend-elle à la fin : un point ou un point d’interrogation ? Elle est sur le qui-vive car, pour elle, le point, est insupportable !

Prenait l’argent ; sur son visage, les traits tardaient à se détendre, et la plaie en elle à cautériser.

Si souvent.

 

Pour les courses hebdomadaires, quand arrivait le moment de la pénurie (courses et argent englobés dans le même mot) une fois qu’elle avait fait la démarche auprès de Marcel, qu’il la regardait comme si c’était chez elle une lubie, quand il avait encore oublié de lui laisser de l’argent – ce qui n’était pas sans l’agacer – le matin du jeudi, que l’épicier allait passer, elle prenait un bout de papier, y couchait la liste des commissions que sa fille irait acheter, à sa place.

Dans ces cas-là, la camisole flottait autour d’elle, lui donnait une certaine aisance, et à son inconscient une certaine présence.

– Quand C. (l’épicier) klaxonnera, tu monteras avec la liste que je t’ai préparée, tu ne lui feras pas de commentaires – comme si c’était possible pensait la gamine – et au moment de payer tu lui diras que je n’ai pas de monnaie, il n’aura qu’à marquer !

« Tu feras » « Tu… » « Tu… ». Comme du temps de sa jeunesse, il revenait le « Tu ». Elle comme Tipère, et sa fille comme elle autrefois. Mais ne s’en rendait pas compte de ces tours que lui jouait son enfance.

Puis.

Le signal entendu.

La fourgonnette Citroën gris métallisé de l’épicier arrêtée juste en face de chez eux, en haut sur la route, la préposée aux courses montait sans entrain, seulement animée du désir de faire plaisir à sa mère. Était récompensée, car, à l’instant où

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l’épicier, couleur de sa voiture, tout de gris étiré, ouvrait les deux portes métalliques arrières, elle recevait en plein visage, venue de la double rangée d’étagères, une poignée d’odeurs mélangées, de pralines de pain d’épice de café et de sucre vanillé, dans lesquelles, toquade de gamine, elle aurait aimé se rouler.

Il était brave l’épicier, mais elle détestait la fin de la rencontre, quand il ponctuait la remise des commissions : elle n’a pas la monnaie, qu’il répétait en la regardant, et elle, se sentait démasquée, vu, tu racontes une histoire qu’ils disaient ses yeux, rougissait, le saluait puis repartait vers sa mère en maugréant. Carmen ne se doutait de rien, rangeait ses courses, satisfaite.

 

Arrivèrent les entrées au Collège Moderne et au Cours Complémentaire qui l’obligèrent à définir une stratégie.

N’avait pas le sou, ne connaissait aucun commerçant de la ville de Belley. Or, des vêtements, pas trop moches, car ils devraient affronter des regards nouveaux, des chaussures, pour remplacer les galoches, elle serait obligée d’acheter. À crédit, encore. Comment faire autrement ?

Mais,

ne se laisserait pas contraindre par ce problème, ça non.

Elle se souvint de leur engagement à tous les deux, Marcel et elle : coûte que coûte, ils feraient ce qu’il faudrait, même sans Bourses ni allocations. Se prépara donc mentalement. Évacua l’idée d’humiliation qui pourrait découler de leur décision.

Coûte que coûte l’aida, modela son courage, l’affermit, le densifia.

Alors, elle se présenta à deux commerçants de la ville, sans aucune hésitation. Dans la Grande Rue, chez Feydel pour les chaussures, à l’entrée de la rue Saint-Martin pour les vêtements, une boutique tenue par des Arméniens : Oui, ils

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pourraient compter sur eux, ils étaient d’honnêtes gens, fiables, respectables, parents d’enfants qui tous travaillaient bien à l’école, qui avaient réussi le concours d’entrée en sixième, qui devaient continuer leurs études, elle et son mari se l’étaient promis, en dépit de ce que ça leur coûterait… Tandis qu’elle parlait, se savait observée, ils cherchaient peut-être une faille dans son propos, dans son comportement, mais n’en trouvèrent point, elle avait le regard si franc ! Quant à son cap, elle semblait savoir le tenir !

Simplement et soigneusement vêtue, digne, droite, aimable, nimbée de sincérité, elle les convainquit.

Rentra chez elle épuisée, vidée mais prête à recommencer autant de fois qu’il s’en présenterait.

Emmena ensuite chez eux ses aînés, discrète mais fière d’entrer avec eux dans un vrai magasin ; leur laissa comme si c’était naturel, le droit de choisir, parmi les petits prix évidemment. Dans ces moments-là… Jacqueline qui l’observait, tout en essayant l’affreux blouson bleu resserré à la taille, le trench trois quarts rouge, magnifique, la robe à grosses fleurs qui la faisait ressembler à une tapisserie ancienne, elle lui trouvait l’air d’une grande dame, à sa mère.

Elle s’acquitta des remboursements aux moments convenus. Eux, les commerçants, l’accueillaient, affables, « Bonjour Mme Mériaudeau, merci Mme Mériaudeau, au revoir Mme Mériaudeau ». Immergés dans leurs affaires, ne savaient rien de ce qu’elle dissimulait derrière les apparences, rien des contraintes que lui coûtaient sa volonté et sa promesse d’honorer ses obligations.

Ne savaient rien des menus étriqués qu’elle dut composer ; heureusement elle découvrit le riz, qui fit une entrée remarquée, par platées, collant, bourratif, qui les changea de ses patates au four bouillies au beurre en salade sautées en purée, de ses hotus, de ses soupes au lait aux légumes aux oignons à

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la tomate à l’ail et au vermicelle ! Résultat, elle tomba dans un excès et finit par les dégoûter de cette céréale. Elle en déduisit, trop tard, que tous les excès conduisaient à l’échec.

Ne savaient rien des tenues usagées fanées rapiécées rallongées ou raccourcies qu’elle passait aux plus jeunes, rien de son tailleur des jours de fête dont elle prit grand soin plusieurs années durant, sans céder à la tentation d’en changer. Eux les enfants, ne se trouvaient pas plus mal lotis que leurs copains – et ça l’aidait –, simplement des fois, les aînés se prenaient à penser qu’être riche, un peu, pas comme Crésus, non faut pas exagérer, ça devait être drôlement bien ; ça éviterait des tas de soucis, des tas de démarches, dont celle d’aller quémander l’argent du timbre auprès de leur grand-mère, pour la lettre qu’ils enverraient du Collège à leurs parents.

Ne savaient rien des soirées prolongées qu’elle passa aux côtés de Marcel, pour gagner quelques sous de plus, lui fabriquant des petits camions en bois pour les marchands de jouets de Lyon, elle les peignant de couleurs vives, rouge, jaune, bleu, le bleu du bonheur.

Rien des disputes nombreuses avec Marcel à cause de l’argent qu’elle allait bientôt devoir porter aux commerçants.

Rien des rencontres avec M. L., directeur du Collège Moderne, non plus. Oh celles-ci, face à lui qui avait fait des études, elle devait museler son amour-propre, appeler à la compréhension de son interlocuteur. Monsieur le Directeur vous serait-il possible, de repousser l’échéance du paiement de la pension parce que… Monsieur le Directeur, elle se serait mise dans un trou de souris ! Mais coûte que coûte affûtait sa hardiesse. Elle obtint même (fallait-il qu’elle soit culottée !) la faveur de payer la pension en légumes divers du jardin (poireaux entre autres), que Marcel se mit à cultiver en plus grande quantité.

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Ne savait rien du fait qu’elle, le manque d’argent lui pourrissait l’existence, ça oui, la rendait captive en quelque sorte, mais ne leur laissait pas voir.

Combien de fois, le soir, après avoir fait sa prière, retrouvé ou non la tiédeur du corps de Marcel, s’endormit tard, car elle guettait dans le coin de ciel que lui découpait sa fenêtre, l’arrivée des étoiles, dont les normales et celles de leur constellation – Schola Norma ; et quand enfin elles se réveillaient, chatoyaient, tour à tour blanches puis lumineuses, il arrivait qu’elles ne virent pas au bleu qu’elle espérait. Alors, se tournait sur le côté, écoutait les souffles de Marcel et des enfants, puis s’abandonnait au sommeil.

« Bleu bonheur » de son enfance. Demain soir, peut-être.

Attendit.

Quarante-neuf ; cinquante ; et un et deux ; mille neuf cent cinquante-trois. Le temps se déployait, lui renvoyait une image d’uniformité : leur situation financière ne s’arrangeait pas.

Toutefois, Carmen ne se désespérait pas. Ça va passer, ça va passer se disait-elle tout haut. Déboulaient alors la fillette et l’adolescente qu’elle avait été, volontaires, pugnaces.

C’est qu’un ressort l’aiguillonnait : l’espoir de la réussite de ses enfants.

Qui faisait entrer le futur dans son présent, qui le pimentait de touches d’humour, sa manière à elle de prendre un peu de hauteur avec leurs difficultés financières : le diable dans sa maison ? Évidemment puisqu’elle le tirait par la queue ! Mais le démon de l’à quoi bon, celui-là non, jamais ! Aussi, plus d’une fois, joua-t-elle avec le mot « bulle », ce joli petit rond sosie d’un zéro qu’on fabrique avec du savon… qu’on peut décrocher en mathématiques ou en français, et qu’elle trouvait chaque fin de mois logé dans le fond de son porte-monnaie !

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Car il viendrait, elle le savait intuitivement, le temps où tout s’arrangerait.

– Tu crois ? Qu’est-ce que t’en sais ? la questionnait Marcel pourtant plutôt optimiste. Ne savait pas d’où lui venait cette intuition, mais pourquoi chercher ? En connaître l’ascendance changerait-il quelque chose au fait ? Certainement pas ; elle l’avait ; point ; bien ancrée en elle ; point…

 

Déjà, l’aînée était mariée, Robert avait accédé à l’École Normale, Jacqueline suivrait, Paul avait sa voie, Marcel parlait d’aller travailler à l’usine, tout ça mettrait des noisettes de beurre dans leurs épinards ; bien sûr restaient les plus jeunes…

Bref, elle n’avait pas fini de se battre et donc, elle continuerait à faire quoi ? De chaque avancée un moment de bonheur, et de rêve, pour contrer la lassitude de son corps ou de son esprit.

De chaque minuscule avancée, une perle sur le chemin du bonheur.

Finirait bien par gagner.